dimanche 27 mars 2011

Nouveau CD Silvestri chez Forgotten Records

C’est une histoire sans fin. On aura beau l’avoir entendue dix, cent, mille fois ou plus encore, rien n’y fait. La Symphonie du Nouveau Monde possède le rare privilège de pouvoir émerveiller à chaque écoute. Je ne tomberai pas dans le lieu commun qui voudrait qu’une œuvre d’art puisse s’imposer de la même façon au novice comme au mélomane aguerri. Rien de tel avec la dernière symphonie de Dvořák. Sa richesse est telle que tout amateur y trouve des raisons, différentes et bien réelles, de s’exalter. Le paradoxe est qu'une fréquentation assidue ne parvient pas à modérer cette flamme, bien au contraire.

On pourra rechercher les causes de cet enchantement dans l’intense foisonnement mélodique de la partition, l’intelligence de sa construction ou des raisons extramusicales. J’ai parlé sur ce site de la ferveur humaniste que l’on prête, à tort ou à raison, à une œuvre dont le sujet inconscient dépasse de loin les circonstances qui l’ont vues naître. Peut-être faudra-t-il en définitive admettre que cette œuvre possède quelque chose qui défie l’analyse rationnelle. Certains appellent cela le génie.


Les premières mesures, sous la direction de Constantin Silvestri, retiennent l’attention. Le chef roumain choisit d’accentuer le caractère désolé de l’introduction avec de discrets sforzandi. L’intention peut surprendre tant l’enjeu est risqué. Dvořák connaissait intimement les rouages de l’orchestre, étant lui-même passé par la fosse et ensuite monté sur l’estrade de chef. L’introduction se doit d’être prise en ce qu’elle est, sans artifices ni vibratos, quasi atone, afin de préparer l’élan héroïque du premier thème.

L’intention du chef n’est toutefois pas d’accaparer la partition. Son approche du mouvement initial, très appliquée, rend pleine justice à la musique. Des choix mélodiques flattent l’oreille : le contre-chant des bois, avant l’exposé du troisième thème (mesures 128 et suivantes, 3’34), est ici donné par-dessus la ligne des violons d’habitude privilégiée. Autre passage lumineux quand les flûtes et hautbois en quatuor expriment leur jubilation (mes. 353 et suivantes, à partir de 7’07). Le choix a-t-il été dicté par le souci de mettre en valeur la prestigieuse école française des vents ? Des bois qui se permettent même quelques curieuses arabesques (les flûtes à 6’38, au début de la mesure 324 ; puis lors de la répétition, mesure 332).

La vision de Silvestri est à la fois volontaire et gorgée de lyrisme, si bien que sous sa direction ce mouvement initial est l’un des plus exacerbés qu’il m’ait été donné d’entendre. Les sons parfois un peu âpres de l’orchestre français servent son discours. La National mène le mouvement initial vers une coda époustouflante, que l’on est heureux d’entendre ici sonner comme le diable, comme il se doit d’être. Dès les premières notes, le chef s’inscrit entièrement dans la perspective de ce summum orchestral porté par toute l’énergie dont l’orchestre de la radio pouvait être capable.

Est-ce le rôle dévolu aux bois ? Les contrastes si soudains exacerbés par le chef ? Curieusement, l’on se prend à trouver ici des échos de la si dissemblable 8e symphonie.

Le célèbre Largo est parcouru d’une intense sensibilité que Silvestri s’efforce d’accentuer par un rubato léger (complainte de la flûte, un poco piu mosso, mesure 46, 4’12). A ce jeu, l’orchestre peine à suivre les intentions du chef (mesures 54 et suivantes à 4’50 : les pizzicati des contrebasses en décalage avec la mélodie). Les musiciens français sont moins à l’aise dans les passages intimistes, à l’image du défaut de phrasé des deux cors en sourdine (3’50, mes. 42). La petite harmonie, elle, reste au meilleur de son art. Silvestri réussit les deux derniers mouvements, malgré un pupitre de violons un peu à la peine dans le redoutable Scherzo. L’Allegro con fuoco, porté à bout de bras, confirme une approche impétueuse et d’une grande expressivité.

Silvestri démontre combien il a compris cette musique. L’on ne compte plus les grandes interprétations de la Symphonie du Nouveau Monde. Celle-ci doit-elle en faire partie ? Sans aucun doute, ne serait-ce que pour le premier mouvement, que l’on aura rarement entendu comme une telle course vers une apothéose magistralement révélée.

Le jeune Enesco connaissait Dvořák. Vraisemblablement pas personnellement, car rien dans ses souvenirs ne laisse supposer qu’on lui aurait présenté le maître de Bohême lors de ses études à Vienne. Mais le jeune Roumain admirait un artiste qu’il a joué toute sa vie. Dès 1904 il inscrit le Quatuor Américain au premier programme de la nouvelle formation qu’il vient de fonder avec ses amis chambristes. Trois décennies plus tard, il dirige le Concerto pour violon avec son élève Yehudi Menuhin, dans une version de légende. Pour Enesco, Dvořák était « l’un des plus grands orchestrateurs qui aient jamais existé », dût cette opinion heurter un milieu français un peu trop imbu d’esprit cartésien et de chauvinisme.

Est-ce pour remuer les trop sages âmes parisiennes qu’Enesco écrit au début du XXe siècle ses deux Rhapsodies ? La première rhapsodie obéit aux canons du genre, avec son introduction placide et sa guirlande de danses populaires. Hora, sârba, chants de berger et citation de l’Alouette (Ciocârlia) si chère aux laoutars. Mais cette pièce n’est pas qu’une juxtaposition de cartes postales. L’effondrement général « à la Ravel » de la dernière partie démontre à quel point le jeune Enesco était déjà maître de son art et entré de plain-pied dans la cour des auteurs d’exception.


Silvestri est l’un des meilleurs serviteurs de cette musique qu’il admirait tant. La rencontre avec la Philharmonie Tchèque, en 1956, tient de ces rendez-vous miraculeux dont l’histoire du disque a conservé quelques témoignages. Jouée, notons-le bien, sans la moindre désinvolture, cette première rhapsodie est parée des mille feux d’une des plus remarquables formations symphoniques de son temps. Le dernier complément du CD (mais peut-on raisonnablement parler de compléments quand il s’agit de tels joyaux ?) est la deuxième et dernière rhapsodie roumaine d’Enesco. Souvent mal comprise et de ce fait exécutée selon un tempo trop vif (erreur notamment commise par Dorati), cette œuvre contemplative est ici dominée par une force tranquille parfaitement dosée.

Voici donc une nouvelle parution de très haut rang au catalogue Forgotten Records. A noter que la Symphonie provient d’un microsillon La Voix de son Maître enregistré en 1957, à ne pas confondre avec celle qui suivra deux années plus tard. Les deux Rhapsodies, déjà reportées en CD par Supraphon au début des années 2000 (SU 3514-2 00), semblent aujourd’hui indisponibles.

Références
Un CD ForgottenRecords fr 499, report techniquement irréprochable des LP La Voix de son Maître FALP459 (Dvořák) et Supraphon LPM 310 (Enesco). Voir les détails sur le site ForgottenRecords.