jeudi 30 juin 2016

Kara Eflak - De Bucarest à Stamboul

Kara Eflak - ou pays des Valaques - était le nom sous lequel les Ottomans désignaient les provinces roumaines vassalisées à leur empire. Une bien longue histoire en vérité, depuis les premières incursions des Ottomans au 14e siècle jusqu'à l'indépendance proclamée au Traité de Berlin, à la date bien tardive de 1878.

L'album Kara Eflak (ISBN 978-973-0-16038-3)

On a beau avoir quelques notions de cette histoire compliquée en tête, c'est avec une immense surprise que nous écoutons l'album Kara Eflak, proposé par la Formation vocale et instrumentale de musique ancienne Anton Pann (Formația vocal-instrumentală de muzică veche Anton Pann). Les musiques ici présentées mêlent auteurs roumains et ottomans, sans qu'une oreille non avertie ne puisse démêler ce qui revient aux uns et aux autres. L'auditeur occasionnel peut à juste titre se demander si, en Roumanie, l'on écrivait de la musique orientale entre le 17e et la fin du 19e siècle.

Cet étonnement culmine quand nous écoutons des pièces tirées de collections de Dimitrie Cantemir (1673-1723), prince de Moldavie et esprit universel : selon la notice très documentée du CD, Cantemir était "géographe, historien, philosophe, ethnographe, compositeur et musicologue". Ce prince moldave si savant, figure incontournable de l'histoire des Roumains, nous aurait légué des pièces dans la plus pure tradition byzantine ? Les impressions sont trompeuses, et la notice nous invite à la prudence : ces compositions feraient montre d'un syncrétisme comportant des éléments roumains, mais aussi grecs, turcs, voire arabes et persans, et il faudrait donc les distinguer avec soin du modèle impérial.

Ce syncrétisme, il est vrai, est plus évident avec les pièces d'Anton Pann (1793 ou 1797-1854), qui comportent une partie vocale en langue roumaine. L'on demeure néanmoins étonné par l'influence byzantine de la musique et de son instrumentation : A. Pann n'est-il pas connu comme auteur de l'actuel hymne de la Roumanie ? Imaginerait-on notre Rouget de Lisle puiser son inspiration dans l'art d'une autre civilisation, dont il serait de surcroît le vassal ?

Mais un tel rapprochement est inapproprié. France et Roumanie ont des passés très dissemblables. Ce que nous rappelle ce CD, c'est que la nation roumaine actuelle - tournée vers l'Occident et latinisée - est en grande partie d'invention récente. L'historien Lucian Boia, dans son livre passionnant "De ce este România altfel ?" (Pourquoi la Roumanie est-elle différente ?), raconte cette histoire en partie reconstruite à travers un prisme romantique.



L'album Kara Eflak est dès lors un très précieux témoignage d'une Roumanie des temps passés et pas si lointains, province tout à la fois européenne et ottomane. Mais au-delà des considérations nationales et historiques, il nous reste à parler de l'essentiel : la réelle beauté des musiques qui nous sont ici révélées, interprétées avec grand art par les musiciens de l'ensemble de musique ancienne Anton Pann. Si nous avons parlé de deux figures historiques roumaines, Dimitrie Cantemir et Anton Pann, nous découvrons d'autres compositeurs aux noms évocateurs : le mystérieux Adga Riza, Ali Ufki (1610-1675), Sultan Abdülaziz (1830-1876), 32e sultan ottoman, et Tanbur Cemil Bey (1871-1873-1916), compositeur tardif qui renouvela l'approche de la tradition musicale turque.

Précisons tout de même que cette musique pourra décontenancer. Les modes utilisés sonnent de façon inhabituelle aux oreilles occidentales et les nombreuses subtilités de l'accompagnement exigent une attention soutenue. Tous les morceaux proposés sont dignes d'intérêt, mais à titre personnel, je voudrais souligner la réussite de la piste 5 - l'enchaînement de deux pièces, Sirto de Sultan Abdülaziz puis Nu Mă Pedepsi Stăpână (collection Anton Pann), dont on imagine les difficultés de mise en place et d'équilibre pour un résultat qui flatte aussi bien l'oreille que l'esprit. Le magnifique D'ai sti sufletul meu qui suit, tiré de la même collection Anton Pann et peut-être adapté d'une chanson turque, déploie ses charmes en écho chaloupé du Deșteaptă-te, române ! devenu l'hymne national déjà évoqué. Et l'on se prend à se rappeler du mot d'Enesco, fondateur de l'école de musique roumaine, sur "le caractère profondément oriental de notre propre musique". Une envoûtante suite de six danses, venues d'horizons différents et en perpétuel équilibre entre Orient et Occident, achève en beauté cet album de qualité.

Il faut saluer le talent de Constantin Răileanu, maître d'oeuvre de cette découverte, arrangeur, soliste vocal et instrumental : ce musicologue averti est l'auteur de la notice très détaillée et regorgeant d'informations sur cette partie méconnue de l'histoire musicale. Et les mélomanes français ne sont pas oubliés, le livret étant traduit de façon exemplaire dans notre langue par Lucian Nicolae, à qui je dois la révélation de ce très précieux album - que cet article soit une nouvelle fois l'occasion de le remercier pour son geste.

Alain Chotil-Fani, juin 2016


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