mercredi 26 décembre 2007

Les Danses populaires roumaines de Béla Bartók

Les Danses Populaires Roumaines, écrites par Béla Bartók en 1915 pour le piano, sont parmi les pages les plus accessibles du compositeur hongrois. Cette guirlande de courtes pièces caractéristiques invite l'auditeur à un plaisant voyage en terre roumaine - encore faut-il pouvoir y discerner ce qui en fait le caractère unique et éviter toute facilité dans leur approche.

Des danses transylvaines


L'on pourrait se demander pourquoi le plus célèbre des compositeurs hongrois s'est intéressé aux danses d'un pays étranger, si l'on ignorait que les frontières d'aujourd'hui sont bien loin de celles de l'Europe de 1915.

L'empire Austro-Hongrois embrassait plusieurs nationalités, réunies pour de simples raisons géographiques au sein de la double monarchie : aux Germains (Autrichiens) et Hongrois, ajoutons des Slaves - Polonais, Tchèques, Slovaques, Ukrainiens, Ruthènes, Serbes, Croates, Slovènes -, des Latins - Roumains, Italiens. L'on aurait grand tort d'oublier une nationalité n'entrant dans aucune de ces classifications, celle des Tziganes.

Ainsi, Béla Bartók, né dans le Banat, région située au confluent des trois cultures serbe, hongroise et roumaine, ne pouvait-il pas ignorer les trésors musicaux d'Europe centrale et du Sud. En s'intéressant à des danses de Transylvanie, Bartók se penche sur le patrimoine musical d'une région de la Hongrie. Ce n'est qu'après guerre et le Traité de Versailles que cette région rejoint la Moldo-Valachie pour former la Roumanie moderne. Ces Danses hongroises de Transylvanie s'appelleront désormais les Danses populaires roumaines.

Ces Danses sont au nombre de sept, et non six comme on le croit souvent. L'erreur vient de la brièveté des deux dernières danses, jouées enchaînées comme on le verra. Toutes portent un titre.

Les sept Danses Populaires Roumaines


n° 1 - Joc cu bâta (Allegro moderato)


Cette Danse du bâton proviendrait du nord de la Transylvanie, plus précisément de Maros-Tudra, dans le Mureş. Les danseurs utilisent le bâton pour marquer fermement le rythme de cette danse - un jeu (autre sens du mot joc) que l'auditeur pourra aisément se figurer, pourvu que l'interprète sache mettre en valeur les ruptures de rythmes si caractéristiques.

n° 2 - Brǎul (Allegro)


Le brǎul (prononcer "bre-oul") est un large foulard dont les paysans, hommes comme femmes, se ceignent la taille. Cette danse aux harmonies délicates, presques hésitantes, vient de Egres (Târgu Mureş).

n° 3 - Pe loc (Moderato)


De la même région que la précédente, cette troisième danse est lente, propice à la méditation. Pe loc signifie Sur place. La fragile beauté de cette musique au ton pastoral doit beaucoup au respect du tempo qui ne doit surtout pas être pris trop moderato.

n° 4 - Buciumeana (Moderato)


Le titre de cette quatrième danse, Buciumeana, a longtemps nourri l'imagination des musiciens. Le bucium, instrument proche de l'alphorn de nos Alpes, n'est-il pas caractéristique de la musique populaire roumaine ?

Écoutons ce que dit un autre compositeur hongrois proche à bien des égards de la Roumanie, György Ligeti :

Les sons produits par l'alphorn (en roumain "Bucium") n'avaient rien à voir avec ceux de la musique "normale". Je sais aujourd'hui que cela tient au fait que l'alphorn ne produit que des sons naturels et que les sons harmoniques 5 et 7 (autrement dit la tierce majeure et la septième mineure) sonnent "faux", à savoir plus bas que sur un piano par exemple. C'est précisément ce "faux" qui est en réalité parfaitement juste puisqu'il correspond à la pureté acoustique, qui fait toute la magie de l'alphorn.

Bartók a-t-il cherché, avant Ligeti, à retranscrire le son de l'alphorn dans sa danse intitulée Buciumeana ?

Pour excitante qu'elle soit, l'hypothèse s'avère stérile. Le nom de cette danse se réfère à celui d'une petite ville de la province de Mureş - au détriment de ceux qui ont cru déceler trace des harmonies si caractéristiques du bucium dans cette partition.

n° 5 - Poarga romaneasca (Allegro)


Retour à un tempo rapide avec cette cinquième danse, recueillie dans la province de Bihor. Le titre de Poarga est une déformation d'un mot populaire de Transylvanie, Porka, lui-même issu de la Polka tchèque. Le nom de la danse a varié au fil des voyages des musiciens populaires qui parcouraient l'Europe, tout comme la danse elle-même, bien éloignée de la polka bohémienne.

n° 6 - Marunţel (L'istesso tempo)


Marunţel - prononcer "maroun' tsel" - désigne quelque chose de minuscule. En l'occurrence, les pas des danseurs s'ils veulent suivre ce rythme rapide provenant, comme la Polka précédente, de la ville de Beius (en hongrois, Belenyes), non loin d'Oradea.

n° 7 - Marunţel (L'istesso tempo)


La dernière danse, enchaînée à la précédente sur un nouveau rythme de Marunţel (ville de Nyagra), offre une conclusion idéale à ce court cycle de danses transylvaines.

Une guirlande de caractère


Bartók a dédié son cycle au piano à quatre mains, avant d'en réaliser lui-même une transcription pour petit orchestre (1917). Il souhaitait avec cet arrangement préserver le caractère intime et alerte de ces danses en évitant l'écueil de l'orchestre symphonique. On mesure ce qui sépare les Danses de Bartók des grands cycles romantiques - danses hongroises, slaves, norvégiennes... - volontiers brillants et sans prétention ethnomusicale. Bartók n'est en effet pas l'auteur de ces mélodies, qu'il a recueillies au cours de plusieurs voyages, utilisant pour cela une technique de pointe d'enregistrement. Son apport personnel de compositeur se mesure aux harmonisations originales grâce auxquelles il maintient constamment l'intérêt de l'auditeur.

Parmi les autres transcriptions, la plus célèbre est celle de Zoltán Székely pour violon et piano, cheval de bataille des virtuoses qui trouvent là matière à faire briller leur archet. L'on peut regretter que cela soit trop souvent au détriment du message musical. Un autre arrangement populaire, pour orchestre à cordes, ne parvient qu'à édulcorer cette musique si évocatrice.

En 1993, le compositeur et chef d'orchestre mexicain Manuel de Elías propose l'ajout de deux hautbois et deux cors anglais à la section de cordes afin de donner plus de couleur aux Danses populaires. L'intention est louable, sans que le résultat tel que nous l'avons écouté ne soit entièrement convaincant.

La Symphonie imaginaire


La façon dont Bartók a ordonné ses sept danses ne doit rien au hasard. Les deux premières, allegro moderato et allegro, suivies des danses lentes n° 3 et 4, Moderato, la Poarga plus animée (allegro) puis la partie conclusive avec les deux Marunţel enchaînés donnent au cycle une forme générale de Symphonie - une Symphonie imaginaire, sans développement ni forme sonate, cela va de soi.

Conscients de cette forme générale de la suite des danses, la plupart des interprètes exagèrent la lenteur du Joc cu bâta initial afin de mieux préparer l'accélération jusqu'au final exubérant. Une simple écoute du témoignage laissé au piano par Béla Bartók lui-même, pourtant, nous révèle à quel point cette première danse mérite d'être marquée rythmiquement, rendant pleinement justice à l'aspect documentaire de cette musique aux rythmes drus, aux antipodes d'une certaine musique de salon virtuose et sans caractère trop souvent proposée par les interprètes.

Alain Chotil-Fani, juin 2006

Sources


  • LIGETI György, notice du CD "The Ligeti Projet II", Teldec 8573-88267-2
  • MENDÉZ-VIGATÁ Antonio, notice du CD "Camerata de Coahuila - Ramon Shade, Rafael Jiménez - Oeuvres de Ponce, Copland, Bartók, Moncayo", Quindecim recordings, 2001
  • Contributions puisées dans le forum anglophone de musique classique rec.music.classical


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