Le chef d'orchestre roumain George Georgescu (1887 - 1964) était, de son vivant, considéré comme l'un des plus authentiques héritiers de la grande tradition d'Europe Centrale. Acteur majeur de la renaissance musicale roumaine au XXème siècle, cet infatigable défenseur de la musique de son pays est aujourd'hui tombé dans un relatif oubli.
Du Danube à Bucarest
C'est dans le port cosmopolite de Sulina que naît George Georgescu, dans la nuit du 11 au 12 septembre 1887. Leonte, son père, est le chef de la douane, époux de la belle Elena, fille du capitaine du port. Rien ne semble disposer le petit George à s'intéresser à la musique. Rien sauf, peut-être, le premier prix d'un tirage au sort auquel Leonte a inscrit, par jeu, le nouveau-né : un beau violon de lăutar, dans son étui.
La jeunesse de George se déroule au rythme des affectations de son père, dans plusieurs ports du Danube et jusqu'à Bucarest. Le garçon écoute avec intérêt les fanfares qui égaient chaque dimanche les promenades des adultes. L'on y joue un répertoire populaire inspiré de Vienne, mais aussi la déjà célebre valse Flots du Danube, Valurile Dunarii, de son compatriote Iosif Ivanovici. Est-ce là que George est saisi du démon de la musique ? Seul à la maison, il réunit bocaux et autres ustensiles sonores et improvise sur ce xylophone de fortune pendant des heures. Il retrouve même au-dessus d'une armoire le violon de lăutar de la loterie de Sulina, et parvient bientôt à en jouer en le tenant verticalement, coincé entre ses cuisses, à la manière d'un violoncelle.
Scolarisé à Giurgiu, le jeune homme compose une valse qui impressionne son professeur de musique. Celui-ci lui confie la direction du choeur du lycée et lui permet même d'enseigner à sa place. C'est ainsi que George Georgescu débute officellement sa carrière vouée à la musique. Il n'achève pas ses études scolaires. Qu'importe ! Il apprend à jouer du violoncelle, fuit la maison paternelle et rejoint la capitale pour parfaire sa formation.
Le Conservatoire de Bucarest
C'est un jeune homme de dix-neuf années, aux cheveux longs et confiant en sa bonne étoile, qui s'inscrit en 1906 au Conservatoire de Bucarest. Il est trop âgé pour rejoindre la classe de violoncelle mais suivra les cours de contrebasse. Une fois encore George Georgescu surprend ses professeurs, par son talent de mélodiste qui parvient à faire chanter l'instrument d'une manière inouïe. Et surtout il ne manque pas passer l'occasion de remplacer au pied levé le chef titulaire de l'orchestre du Théâtre National. Le succès est si manifeste qu'il est confirmé à ce nouveau poste.
"Gogu", comme on l'appelle familièrement, sait imposer son mode de travail, sa très grande exigence envers les interprètes, et cela, même dans le répertoire léger de l'opérette. Il demande aux chanteurs de connaître leur partition et non plus de chanter "d'après l'oreille" comme cela était l'habitude. Pour être bien jouée, la musique - fût-elle réputée "facile" - réclame la plus grande précision.
Mais Georgescu reste avant tout un violoncelliste. A 23 ans, il est en mesure de jouer le grand répertoire - concertos de
Dvořák, de Saint-Saëns... - en public. Il lui faut cependant rechercher à l'étranger la reconnaissance. En janvier 1911, le jeune homme diplômé du Conservatoire de Bucarest prend le train à la Gare du Nord pour la capitale prussienne.
Berlin
A Berlin, Georgescu fait le siège de la demeure d'Hugo Becker, l'un des plus fameux violoncellistes en activité. Le maître, assailli de prétendants venus des quatre coins du monde rechercher son enseignement, refuse un grand nombre de visites. Mais le jeune Roumain n'est pas du genre à se décourager et parvient enfin à s'introduire dans la demeure du virtuose, muni de son instrument.
Devant Becker attentif, il joue le solo d'un concerto de Camille Saint-Saëns. Le professeur n'est pas sans réserve à l'égard du jeu de Georgescu, bien au contraire. La technique laisse à désirer, toutes les bases sont à revoir. Il faudra travailler beaucoup, privilégier la cantilène, mettre la technique au service de la musique, et non l'inverse. Et par ailleurs renoncer aux cheveux longs, car ils "nuisent au son du violoncelle" !
Mais l'essentiel est là : Becker discerne en Georgescu un artiste hors du commun. Non seulement le jeune homme est un passionné, mais il possède toutes les capacités pour servir sa passion. Et voilà le jeune roumain admis dans le cercle très fermé des disciples du violoncelliste berlinois ! Bien des années plus tard, Georgescu confiera : "tout ce que je sais, je l'ai appris grâce à Hugo Becker".
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Le maestro au sommet de son art |
Le Quatuor Marteau
La réputation du jeune musicien croît rapidement. Il se lie d'amitié avec le jeune George Szell, futur immense directeur d'orchestre comme lui, rencontre Errico Caruso et le célèbre compositeur Richard Strauss. Hugo Becker ne cache pas son admiration pour son protégé, à tel point qu'il le propose comme son remplaçant au sein Quatuor Marteau.
Cette formation musicale a été fondée par Henri Marteau, violoniste né à Reims de père français et de mère allemande. Chose remarquable pour une époque volontiers nationaliste et revancharde, Marteau est très ouvert sur les musiques de tous les horizons. En grand défenseur de la musique contemporaine française, il donne la première audition du Concerto de Massenet et se rend outre-Atlantique faire applaudir le Concerto romantique de Benjamin Godard. En France, il défend Brahms (1) et d'autres compositeurs allemands. Il sillonne l'Europe et l'on retrouve même son nom à l'affiche d'un concert de Bucarest, en 1897.
A son poste de violoncelle du Quatuor Marteau, Georgescu réalise ses premières tournées internationales et affronte les publics de différentes cultures.
Guerre
Henri Marteau invite son nouveau collaborateur dans sa villa musicale de Lichtenberg, où il s'est installé pour mieux rayonner à travers le continent européen. Georgescu y rencontre le Bulgare Pancho Vladigherov, qui rendra hommage plusieurs fois dans ses compositions aux musiques roumaines. Mais le déclenchement de la première guerre mondiale interrompt net les activités du quatuor. Georgescu décide de reprendre son activité de soliste. Les critiques apprécient l'art d'un virtuose que l'on compare parfois à Pablo Casals.
L'année 1916 bouleverse pour toujours la carrière de Georgescu. Alors qu'il prend un train pour rejoindre un récital, la porte de la voiture lui glisse sur la main. La douleur n'est pas très vive mais l'oblige dans l'immédiat à annuler tous ses engagements. Les médecins ne sont pas très rassurants : peut-être la perte de sensibilité le cointraindra-t-elle à abandonner le violoncelle. Par ailleurs l'entrée en guerre de la Roumanie fait de lui un espion aux yeux des autorités allemandes et Georgescu est incarcéré un bref laps de temps dans une prison berlinoise ! Les milieux artistiques locaux interviennent rapidement et font libérer le musicien, qui doit tout de même se présenter deux fois par jour à la police. Mais sa main le fait toujours souffrir. Comment peut-il désormais exercer son art ?
Le Meisterschüller de Nikisch
La mésaventure de Georgescu est arrivée aux oreilles du grand chef austro-hongrois Arthur Nikisch. Pour Nikisch, Georgescu a toutes les qualités pour devenir un directeur d'orchestre hors du commun. Il s'en est ouvert à Richard Strauss, et eu l'occasion d'en juger par lui-même au cours de confrontations entre jeunes espoirs de la direction. Son opinion est mûre : Georgescu sera son "meisterschüller". C'est donc naturellement qu'il confie à son "élève-maître", pour ses débuts, rien moins que la prestigieuse Philharmonie de Berlin, l'un des meilleurs orchestres qui soient. Et c'est ainsi qu'en 1918, année si symbolique pour la nation roumaine qui récupère la Transylvanie, un jeune musicien pratiquement inconnu dans son propre pays obtient un immense succès à la tête des Berliner Philharmoniker.
L'affiche propose des oeuvres du Norvégien Grieg, du Russe Tchaikovski et de l'Allemand Richard Strauss. Ces deux derniers compositeurs reviendront très souvent et toujours avec le même bonheur au répertoire de Georgescu. Quelques mois plus tard, il accompagne avec la même formation un jeune pianiste né au Chili, Claudio Arrau, dont c'est la première apparition en public.
Philharmonie de Bucarest
Le 4 janvier 1920, George Georgescu est revenu dans son pays natal. Il s'apprête à diriger la Philharmonie de Bucarest. Personne n'imagine alors que c'est le début d'une liaison passionnée de plusieurs décennies.
La philharmonie est déjà un ensemble assez ancien. Wachman puis Dinicu se sont tour à tour efforcés de donner à la Roumanie le grand ensemble symphonique qu'elle mérite. Mais si le pays a d'excellents musiciens et des chorales de grande qualité, il manque encore d'expérience dans le domaine de la musique instrumentale "savante". De nombreux talents ont vu une carrière prometteuse compromise en restant au pays. C'est en partant de ce fait qu'
Eduard Caudella, constatant l'extraordinaire intelligence artistique du jeune
Enesco, avait conseillé à ses parents de l'éloigner de la Roumanie pour l'envoyer étudier à Vienne.
La famille royale est présente au premier concert dirigé par Georgescu. Le roi Ferdinand et la reine Maria sont des esthètes et voient d'emblée dans le jeune chef l'autorité qui saura enfin construire une formation symphonique d'élite, digne ambassadrice de la culture musicale roumaine à l'étranger. Le roi Ferdinand choisit de donner sa confiance à Georgescu. Il lui confie la mission de recruter à l'étranger des interprètes prestigieux qui pourront l'aider à faire de la philharmonie bucarestoise une formation d'envergure internationale.
Vers l'élite
Georgescu se rend à Vienne pour les auditions. Son but n'est pas seulement de juger la qualité artistique de ses futurs collaborateurs, mais de prendre en compte leur aptitude à s'intégrer aux exigences du jeu en orchestre. Parmi les instrumentistes qu'il repère et persuade de rejoindre la formation bucarestoise se trouve un hôte de choix, Iosif Prunner. Celui-ci est le premier contrebassiste des Concerts Colonne, l'un des meilleurs orchestres français.
Bientôt la philharmonie roumaine compte une centaine de musiciens. Année après année, concert après concert, Georgescu construit patiemment, avec abnégation, son orchestre. Il se préoccupe de tous les pupitres, s'astreint à les améliorer individuellement, attache une très grande importance aux répétitions. Il se souvient des conseils de ses maîtres et du fameux pianissimo d'Arthur Nikisch qu'il s'emploie à faire maîtriser par ses musiciens.
Le niveau de qualité atteint par l'orchestre lui permet d'inviter des chefs étrangers. Les Allemands Richard Strauss et Bruno Walter, l'Autrichien Felix Weingartner, le Tchécoslovaque Oskar Nedbal, les Français Gabriel Pierné et Vincent d'Indy viennent diriger la philharmonie. Tous se déclarent impressionnés par l'excellence des musiciens de Bucarest.
Milieux artistiques roumains
Georgescu ne limite pas son art à la musique symphonique. Dès 1921 on connaissait ses affinités par la
Symphonie avec Choeurs de Beethoven, qu'il monte avec la société chorale Carmen. L'année suivante, il prend la direction de l'Opéra et se révèle un chef lyrique d'exception. Il dirige à la fois les classiques - ceux de Wagner lui sont chers - et les partitions du XXème siècle comme
Salomé de Richard Strauss. Georgescu dirige l'Opéra de Bucarest de 1922 à 1926 puis pendant toute la décennie des années 1930.
La renaissance musicale des années 1920 est favorisée par l'action de
Georges Enesco et du concours portant son nom, récompensant les jeunes compositeurs. Toute une école nationale voit le jour pendant cette période. Georgescu dirigera à d'innombrables reprises la musique roumaine contemporaine, celle de C. C. Nottara,
Filip Lazăr,
Mihail Jora, Mihai Andricu et tant d'autres compositeurs malheureusement si méconnus de ce côté-ci de l'Europe. Il s'investit pleinement dans son rôle pédagogique, offrant des séances gratuites pour les étudiants, fréquente assidûment les milieux artistiques bucarestois. Avec ses amis du cercle "ţambalagii" (joueurs de cymbalum), il se réunit dans la maison de Constantin Brǎiolu, l'infatigable collecteur de foklore, pour des soirées mémorables qui ne s'achèvent qu'au petit matin.
En tournée
L'étranger n'ignore rien de la réputation de Georgescu. La France l'accueille en 1921 pour une série de concerts encensés par la presse parisienne qui crie au génie. Il y reviendra en 1926, ce qui lui donnera l'occasion de rencontrer Igor Stravinsky, puis en 1929, où il remplacera au pied levé l'illustre Willem Mengelberg. A Vienne, Georgescu dirige Richard Strauss, suscitant de nouvelles critiques dithyrambiques de la part du féroce chroniqueur Julius Korngold. Pablo Casals l'invite à son tour à Barcelone, où le chef roumain est honoré par l'Union Musicale Espagnole de la capitale catalane.
Dès 1922, la Philharmonie de Bucarest et son chef attitré sont prêts à se mesurer aux publics étrangers. Pour la première tournée, les musiciens iront à Constantinople puis à Athènes. Une véritable expédition sur un navire au long cours, au départ de Constanţa ! Pour de nombreux musiciens c'est leur premier voyage d'importance. Au-delà de l'aspect artistique et du très bon accueil des mélomanes étrangers, le chef a conscience qu'une telle tournée a pour but de former un peu plus le groupe de ses musiciens, d'accroître la complicité des instrumentistes et de favoriser l'émergence d'une culture commune. Tous se souviendront très longtemps encore de cette première tournée en Méditerranée orientale.
L'Amérique
Année 1926. Georges Georgescu a sollicité un repos après plusieurs saisons éprouvantes avec la Philharmonie et l'Opéra. Il s'installe à Paris, rue de Miromesnil, apparaît à l'occasion à la tête de l'orchestre Colonne. Il apprend que la reine Maria de Roumanie, en route pour les Etats-Unis, passe par la capitale française. Georgescu décide de lui rendre ses hommage à la gare. La souveraine apprécie le geste. "Mais pourquoi ne viendriez-vous pas avec nous en Amérique ?" demande-t-elle soudain au musicien. Ce dernier, pris au dépourvu, hésite : il n'a pas les moyens, il n'a rien prévu, et que ferait-il là-bas ? La souveraine insiste. On ne refuse rien à la reine Maria ! Voilà Georgescu pour la première fois embarqué sur un transatlantique à destination de New-York. Là-bas, il n'a aucun engagement, aucun contact artistique. Mais le sort lui sera une nouvelle fois favorable.
Pendant une représentation au Carnegie Hall, il fait connaissance avec son voisin de loge. Cet homme charmant n'est autre qu'Arthur Judson, l'agent artistique d'Arturo Toscanini, reconnu comme étant le plus grand chef en activité. Lorsque, quelques jours plus tard, Toscanini éprouve une douleur au bras et renonce à diriger la fin de la saison 1926 à New York, Judson pense aussitôt à Georgescu. Mais auparavant il demande conseil à Richard Strauss : ce Roumain inconnu aux États-Unis a-t-il les épaules pour remplacer l'étoile des chefs d'orchestres ?
R. Strauss répond sans hésiter. Oui, Georges Georgescu saura relever le défi, le compositeur n'a pas de doute à ce sujet.
L'intéressé, lui, hésite beaucoup. Il y a de quoi ! Les Américains sont connaisseurs, la concurrence est âpre et de très haut niveau : des chefs comme Pierre Monteux, Willem Mengelberg ou Leopold Stokovski jouissent d'une immense estime. La partie est loin d'être gagnée.
Au poste de Toscanini
Mais Georgescu est l'homme de la situation. Il finit par accepter et on le retrouve dès décembre 1926 à la direction du New York Philharmonic. Au programme, Smetana, Schubert et Richard Strauss à qui il doit tant. La presse ne fait pas détail : voici un nouveau chef européen qui dorénavant comptera pour tous les mélomanes du Nouveau Monde ! Et aussi, pouvons-nous ajouter, pour ses musiciens, puisque parmi les membres de l'orchestre américain se trouve un artiste originaire de Hongrie, nommé Jenö Blau. Bientôt remarqué à son tour par Judson pour pallier une nouvelle défection de Toscanini, Blau - désormais connu sous le nom d'Eugene Ormandy - prendra la tête de l'Orchestre de Philadelphie. En 1958, Ormandy et son orchestre seront l'hôte de la capitale roumaine.
Le séjour américain de Georgescu dure plusieurs mois et se révèle être un succès sans tâche, même quand il reprend la direction d'une scène lyrique pour
la Bohême de Puccini. Le défi est gagné.
Il prend le navire qui le ramène sur le vieux continent en compagnie de Toscanini et de sa fille Vanda. Le vieux chef italien, lui aussi ancien violoncelliste de talent, a accepté Georgescu dans le cercle restreint des artistes qu'il tolère à ses côtés. Un geste très significatif de la part d'une personnalité sans concession. Toscanini, s'il ne dirigea pratiquement pas de musique roumaine - une
Rhapsodie d'Enesco, enregistrée en 1940 et menée à un train d'enfer, fait encore aujourd'hui courir les collectionneurs - rendra néanmoins hommage à un autre immense chef compatriote de Georgescu,
Ionel Perlea.
Un chef européen et roumain
Auréolé de sa gloire américaine, il ne fait pas de doute que Georgescu fait partie des plus grands chefs. On admire ses interprétations de Beethoven, de Brahms, de R. Strauss, très rigoureuses et pourtant toujours si naturelles. On retrouve son nom au programme nombreux orchestres européens. Mais il n'oublie pas son pays. Les dix années de "sa" Philharmonie sont fêtées par un concert de mille exécutants !
En 1933, Georgescu épouse la jeune et très jolie Tutu. En dépit d'une différence d'age importante, le couple restera uni à travers les épreuves et Tutu Georgescu veillera toujours à ranimer le souvenir de l'immense artiste que fut son époux. Deux de ses livres, consacrés à ses mémoires musicales, parsemées d'anecdotes précieuses et volontiers spirituelles, ont servis de base à la présente synthèse (voir les sources).
Georgescu poursuit son action pédagogique, en organisant des festivals thématiques consacrés à des écoles nationales, tout en organisant une nouvelle tournée en Méditerranée orientale. L'orchestre et son chef sont devenus une référence. Pablo Casals, le "plus grand des violoncellistes" selon les dires de Georgescu en personne, rejoint la capitale roumaine pour plusieurs récitals mémorables, dont un au côté d'
Enesco au violon pour le
Double Concerto de Brahms.
Avant la catastrophe
Un séjour de Georgescu en Italie revêt une importance particulière. A Rome, Georgescu dirige la partition originale de l'extraordinaire opéra de Moussorgski,
Boris Godounov, récemment redécouverte. Le chef roumain dirige aussi un poème symphonique intitulé
Juventus de Victor de Sabata. On pourrait s'interroger aujourd'hui sur la signification de diriger une telle oeuvre dans l'Italie de Mussolini, si l'on ignorait que cette même pièce symphonique, apologie de la jeunesse exaltée, fut aussi âprement défendue par un Arturo Toscanini.
A la fin de la décennie 1930, Georgescu découvre en son compatriote
Constantin Silvestri l'un des grands espoirs de la direction d'orchestre. L'avenir lui donnera raison, mais l'Europe est au bord du gouffre. La Philharmonie de Varsovie propose à Georgescu un poste de chef titulaire. Les musiciens polonais ne se doutaient pas que quelques mois plus tard, leur gouvernement en exil, pourchassé par les Nazis, trouverait refuge dans la capitale roumaine.
Les années de fer
Quand la seconde guerre mondiale éclate, la Roumanie s'engage, sous la férule du conducator Ion Antonescu, aux côtés des puissances de l'Axe. Bientôt, Georgescu et son orchestre sont réquisitionnés pour une tournée dans l'Europe dominée par les Nazis. Le jeune
Dinu Lipatti, pianiste d'exception, filleuil d'
Enesco et fils spirituel de Georgescu, accompagne la formation. Voilà que pendant que le monde s'embrase, un autre Roumain, encore adolescent, s'affirme comme un véritable maître du piano. Son nom est Valentin Gheorghiu. Après la guerre, il sera intégré à la Philharmonie de Bucarest.
Les critiques internationales sont une nouvelle fois laudatives. Un chroniqueur allemand compare avantageusement Georgescu au Néerlandais Mengelberg.
S'il faut naturellement observer une grande prudence envers la sincérité des chroniques musicales, volontiers inféodées à la propagande, un extraordinaire témoignage enregistré nous permet toutefois de constater l'excellence atteinte par les musiciens roumains. En effet, la Roumanie, de nouveau écartelée au profit de ses voisins hongrois (qui récupèrent une partie de la Transylvanie) et bulgare (annexion du "quadrilatère" de la Dobroudja méridionale), voit l'armée allemande déferler sur son territoire dès 1940. Officiellement, à la demande d'Antonescu qui réclame une protection du grand frère allemand. En vérité, pour mettre la main sur les ressources naturelles de la Roumanie - dont les exploitations pétrolières de Ploiesti - afin de préparer l'invasion de l'URSS.
La technique de pointe apportée par les Nazis à cette occasion, avec les tous nouveaux magnétophones à bandes, ont rendu possible l'enregistrement de la Philharmonie de Bucarest en 1942. Il s'agit de la
première Symphonie et des
deux Rhapsodies d'Enesco. On ne peut qu'être subjugué par l'engagement physique des musiciens, par le lyrisme inoui du mouvement lent de la symphonie. Le niveau de qualité atteint à cette époque par l'orchestre et son chef George Georgescu reste un sommet sans doute insurpassé dans l'histoire de cette formation. Il faut préciser que la première symphonie d'
Enesco n'admet aucune demi-mesure : c'est une œuvre littéralement héroïque, même si elle est moins accessible que les deux célèbres
Rhapsodies.
La fin de la guerre voit la Roumanie rejoindre le camp des Alliés. Les collaborateurs sont, comme ailleurs, pourchassés. Pendant trois années, Georgescu est écarté de son poste.
Georges Enesco, alors en tournée à Moscou (printemps 1946), écrit personnellement au président de la VOKS pour prendre la défense de Georgescu. La VOKS, acronyme de
Vsesoiuznoe Obshchestvo Kul'turnykh Sviazei s Zagranitsei,
Société Universelle pour les relations culturelles avec les pays étrangers, était une sous-division de l'
Agit-prop contrôlée par les communistes. Cette société faisait partie du plan d'offensive culturelle dirigée par les Soviétiques.
Réhabilitation
Le pays, libéré des nazis, tombe rapidement sous domination communiste. Malgré le soutien d'
Enesco, Georgescu est accusé de complaisance envers l'ancien régime. Il est mis en retraite de la vie musicale. La Philharmonie de Bucarest est confiée à
Constantin Silvestri, succédant à George Cocea et Emanoil Ciomac.
En 1947, George Georgescu réapparaît à la tête de l'orchestre de la radio roumaine. Il dirige aussi à Iaşi la Philharmonie Moldova et, rapidement, il se voit invité à l'étranger, à Prague, à Kiev. Les années noires n'ont pas réussi à effacer son souvenir. Et le 11 décembre 1953, le voilà officiellement convié à reprendre la direction de la Philharmonie de Bucarest,
Silvestri étant nommé à la fois à l'Opéra et à l'orchestre de la radio. Le prestige de Georgescu était tel que le pouvoir ne pouvait que rendre au chef le poste qu'il avait occupé pendant 24 années couronnées de succès internationaux. Quant à
Silvestri, cet autre artiste hors pair - et au style totalement différent - il fera une carrière d'exception en France et au Royaume-Uni, disparaissant prématurément à l'âge de 55 ans.
L'année 1954 voit donc Georgescu de nouveau prendre en main les destinées musicales du meilleur orchestre roumain. Mais en est-il réellement capable ? L'artiste a presque 70 ans et certains craignent que sa réapparation soit éphémère. L'avenir allait leur donner tort.
Une nouvelle jeunesse
Dix années sans diriger la Philharmonie de Bucarest ont laissé des traces. L'orchestre n'est plus le même, son niveau de qualité a baissé. Georgescu doit, une nouvelle fois, reconstruire, mois après mois, concert après concert, une formation qui peine à retrouver le niveau qu'elle avait atteint à la fin des années 30. Mais il n'est plus question, alors, d'aller à Vienne pour recruter des musiciens d'élite.
En mai 1955, la mort de
Georges Enesco, scandaleusement oublié des cercles musicaux de l'après guerre, définitivement exilé de sa terre natale, bouleverse le monde musical roumain. Georgescu et son orchestre n'oublient pas la dette qu'ils doivent au plus grand de leurs musiciens. Désormais, l'orchestre de Bucarest prendra le nom de Philharmonie
George Enescu.
Les efforts sont payants. Les tournées internationales peuvent reprendre. A Prague, Evguenii Mravinski, chef historique de la Philharmonie de Leningrad, reconnaît en Georgescu l'un des plus grands interprètes de Beethoven et - l'hommage mérite d'être apprécié - de Tchaikovski. En octobre 1956, le festival d'automne de Varsovie, consacré à la musique contemporaine, acclame 25 minutes durant les musiciens roumains. L'année suivante, Georgescu est autorisé à traverser le rideau de fer. Il est membre du concours parisien de piano Long-Thibaut mais ne perd pas l'occasion de se recueillir sur la tombe de
Georges Enesco, au Père-Lachaise.
Grand froid
Cette même année 1957, la Philharmonie
George Enescu se rend à Belgrade. Georgescu a demandé à un violoniste timide, du nom de
Ion Voicu, d'être le soliste de la tournée. Le succès est si explosif que Ion Voicu doit jouer un bis, un second, encore un autre...rien n'y fait, le public yougoslave, debout et applaudissant à tout rompre, refuse de quitter la salle, même quand on la plonge dans l'obscurité. L'intervention des pompiers, lance d'incendie en main et menaçant de noyer la salle, sera nécessaire pour évacuer les auditeurs conquis par le jeu ensorcelant de ce violoniste à l'allure gauche. Il aura dû jouer sept bis ! Bien des années plus tard, Ion Voicu sera à son tour nommé à la tête de la Philharmonie
George Enescu.
L'Italie et la Grèce réclament Georgescu mais une nouvelle tournée, cette fois-ci dans le Grand Nord, attend les musiciens de la Philharmonie. L'URSS, la Finlande puis la Suède accueillent les musiciens roumains par un temps polaire. Les mélomanes suédois plébiscitent la qualité des interprètes, étonnés de découvrir des musiciens d'exception. Il manque en effet à la Philharmonie de Bucarest un élément essentiel, les enregistrements qui auraient pu permettre d'attirer l'attention de l'étranger sur l'excellence de Georgescu et de ses musiciens.
A Moscou, Georgescu est dans le jury qui couronne le pianiste Van Cliburn, premier américain à être distingué au-delà du rideau de fer malgré la guerre froide. L'enthousiasme est si grand, les artistes russes si heureux de retrouver le chef roumain qu'un concert exceptionnel est improvisé, avec le concours du vieux complice Sviatoslav Richter.
Festival Enesco
1958. Georgescu s'engage tout entier dans la création d'un grand festival dédié à la mémoire de Georges Enesco. Le Festival Enesco sera une manifestation d'envergure internationale, à la fois série de concerts et concours de violon. Pour la première édition, il réunit Yehudi Menuhin et David Oistrakh dans le
Double Concerto de Jean-Sébastien Bach. L'unique opéra d'
Enesco,
Oedipe, est dirigé par
Constantin Silvestri. La tradition a été conservée jusqu'à aujourd'hui de jouer cette oeuvre fascinante à chaque nouvelle édition du Festival Enesco.
Le succès de cette entreprise n'altère en rien sa volonté de voyager. On le retrouve en Tchécoslovaquie, où son art subjugue ses confrères Václav Smetáček et George Sebastian, en Hongrie où il mène pour la première fois son orchestre devant un Zoltán Kodaly admiratif. Après de nouvelles visites en Pologne et en France, Georgescu est invité aux États-Unis. Il ne s'agit pas cette fois-ci d'un voyage improvisé mais d'une invitation officielle à diriger les grandes formations américaines. Les cercles musicaux américains voient désormais en Georgescu l'un des derniers héritiers de la tradition européenne de la direction d'orchestre. Parmi les oeuvres qu'il dirige, quelques miniatures symphoniques - véritables "joyaux" pour orchestre - du regretté Theodor Rogalski. Il est intéressant de noter qu'à New-York, Georgescu assiste à
West Side Story, sur une musique de Leonard Bernstein.
Une vie de héros
De retour en Europe, Georgescu est fatigué, sujet à des angines de poitrine. Electrecord, la maison de disques roumaine, s'intéresse enfin à lui et enregistre l'intégrale des neuf symphonies de Beethoven. Un intérêt bien tardif pour un orchestre qui n'a plus le luxe d'avant-guerre et un chef épuisé par les sollicitations venues des quatre coins du monde. Le voilà reparti à travers l'Europe. A Milan, où il retrouve Wally, la fille de Toscanini, on lui présente le représentant de la firme de disque américaine RCA. Ce dernier lui propose un contrat d'enregistrement pour la saison 1963-64. Une série d'enregistrements qui ne verra jamais le jour, privant les mélomanes d'aujourd'hui de bien des témoignages précieux sur l'art de Georgescu...
C'est au cours d'une nouvelle tournée, en Allemagne de l'Est, que Georgescu subit une nouvelle attaque cardiaque. Bien que diminué il trouve la force de diriger un récital où le public découvre le violoniste français Christian Ferras. Georgescu, amené d'urgence à l'hôpital, s'éteint alors que la radio diffuse un extrait de l'un de ses concerts, Une vie de héros, le poème symphonique de Richard Strauss qu'il aimait tant.
Georgescu aujourd'hui
L'histoire de l'interprétation musicale est cruelle. De cet immense artiste, dépositaire d'une tradition ancestrale, le disque n'a retenu qu'une infime partie de son art, enregistré dans des conditions précaires.
Si sa vision, dans les symphonies de Beethoven, s'inscrit dans une tradition de rigueur germanique, on ne peut qu'admirer la fulgurance et le naturel des cordes, et la très grande virtuosité que le chef exige de ses violons. Sa direction, toujours très précise, est révélatrice de sa vision d'ensemble de la partition. Georgescu se refuse à bousculer les tempo et fuit les effets faciles. Ses crescendos ne sont jamais brutaux.
Si Georgescu affectionnait le grand répertoire germanique - ses interprétations de Beethoven, Brahms et R. Strauss faisaient autorité - et les oeuvres contemporaines roumaines, il a abordé toutes les époques. Seules les pages inspirées par Arnold Schönberg et l'école de Vienne semblent lui être restées étrangères.
On trouvera sur ce site
une courte discographie. Ses récitals d'avant-guerre, et notamment ceux avec l'Opéra Roumain, n'ont hélas pas été enregistrés. Pire, plusieurs dizaines de bandes de radio auraient été effacées après sa mort, nous révèle son épouse Tutu. Peut-être reste-t-il d'autres témoignages dans les archives sonores européennes ou américaines... Dans cette attente les collectionneurs devront se satisfaire des quelques CD, souvent épuisés, consacrés au maître.
Notes
(1) Henri Marteau (1874-1934) joue le Concerto pour violon de Brahms à Angers en 1891, plus d’une décennie avant la prétendue « création française » par Lucien Durosoir (Cf. revue Angers-Artiste n° 25 de mars 1891 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5658624s/). On se demande comment tant d'écrits à prétention musicologique peuvent continuer à présenter Lucien Durosoir comme étant le créateur de ce Concerto en France, quand il suffit d'une paire de clics pour accéder aux archives qui démontrent la fausseté - et donc l'injustice - de cette assertion.
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Extrait du programme d'Angers-Artiste, 28 mars 1891 |
Sources
- Tutu George Georgescu, "George Georgescu", ediția a II-a revizuită şi adăugită, Bucureşti, Editura Muzicală, 2001
- Tutu George Georgescu, "Amintiri dintr-un secol", Bucureşti, Editura Muzicală, 2001
- Viorel Cosma (sous la direction de), "Dirijorul George Georgescu / Mărturii în contemporaneitate", Bucureşti, Editura Muzicală, 1987
- Jean-Charles Hoffelé, notices pour la collection de CD "L'Art de George Georgescu", Lys