mercredi 26 décembre 2007

Les Danses populaires roumaines de Béla Bartók

Les Danses Populaires Roumaines, écrites par Béla Bartók en 1915 pour le piano, sont parmi les pages les plus accessibles du compositeur hongrois. Cette guirlande de courtes pièces caractéristiques invite l'auditeur à un plaisant voyage en terre roumaine - encore faut-il pouvoir y discerner ce qui en fait le caractère unique et éviter toute facilité dans leur approche.

Des danses transylvaines


L'on pourrait se demander pourquoi le plus célèbre des compositeurs hongrois s'est intéressé aux danses d'un pays étranger, si l'on ignorait que les frontières d'aujourd'hui sont bien loin de celles de l'Europe de 1915.

L'empire Austro-Hongrois embrassait plusieurs nationalités, réunies pour de simples raisons géographiques au sein de la double monarchie : aux Germains (Autrichiens) et Hongrois, ajoutons des Slaves - Polonais, Tchèques, Slovaques, Ukrainiens, Ruthènes, Serbes, Croates, Slovènes -, des Latins - Roumains, Italiens. L'on aurait grand tort d'oublier une nationalité n'entrant dans aucune de ces classifications, celle des Tziganes.

Ainsi, Béla Bartók, né dans le Banat, région située au confluent des trois cultures serbe, hongroise et roumaine, ne pouvait-il pas ignorer les trésors musicaux d'Europe centrale et du Sud. En s'intéressant à des danses de Transylvanie, Bartók se penche sur le patrimoine musical d'une région de la Hongrie. Ce n'est qu'après guerre et le Traité de Versailles que cette région rejoint la Moldo-Valachie pour former la Roumanie moderne. Ces Danses hongroises de Transylvanie s'appelleront désormais les Danses populaires roumaines.

Ces Danses sont au nombre de sept, et non six comme on le croit souvent. L'erreur vient de la brièveté des deux dernières danses, jouées enchaînées comme on le verra. Toutes portent un titre.

Les sept Danses Populaires Roumaines


n° 1 - Joc cu bâta (Allegro moderato)


Cette Danse du bâton proviendrait du nord de la Transylvanie, plus précisément de Maros-Tudra, dans le Mureş. Les danseurs utilisent le bâton pour marquer fermement le rythme de cette danse - un jeu (autre sens du mot joc) que l'auditeur pourra aisément se figurer, pourvu que l'interprète sache mettre en valeur les ruptures de rythmes si caractéristiques.

n° 2 - Brǎul (Allegro)


Le brǎul (prononcer "bre-oul") est un large foulard dont les paysans, hommes comme femmes, se ceignent la taille. Cette danse aux harmonies délicates, presques hésitantes, vient de Egres (Târgu Mureş).

n° 3 - Pe loc (Moderato)


De la même région que la précédente, cette troisième danse est lente, propice à la méditation. Pe loc signifie Sur place. La fragile beauté de cette musique au ton pastoral doit beaucoup au respect du tempo qui ne doit surtout pas être pris trop moderato.

n° 4 - Buciumeana (Moderato)


Le titre de cette quatrième danse, Buciumeana, a longtemps nourri l'imagination des musiciens. Le bucium, instrument proche de l'alphorn de nos Alpes, n'est-il pas caractéristique de la musique populaire roumaine ?

Écoutons ce que dit un autre compositeur hongrois proche à bien des égards de la Roumanie, György Ligeti :

Les sons produits par l'alphorn (en roumain "Bucium") n'avaient rien à voir avec ceux de la musique "normale". Je sais aujourd'hui que cela tient au fait que l'alphorn ne produit que des sons naturels et que les sons harmoniques 5 et 7 (autrement dit la tierce majeure et la septième mineure) sonnent "faux", à savoir plus bas que sur un piano par exemple. C'est précisément ce "faux" qui est en réalité parfaitement juste puisqu'il correspond à la pureté acoustique, qui fait toute la magie de l'alphorn.

Bartók a-t-il cherché, avant Ligeti, à retranscrire le son de l'alphorn dans sa danse intitulée Buciumeana ?

Pour excitante qu'elle soit, l'hypothèse s'avère stérile. Le nom de cette danse se réfère à celui d'une petite ville de la province de Mureş - au détriment de ceux qui ont cru déceler trace des harmonies si caractéristiques du bucium dans cette partition.

n° 5 - Poarga romaneasca (Allegro)


Retour à un tempo rapide avec cette cinquième danse, recueillie dans la province de Bihor. Le titre de Poarga est une déformation d'un mot populaire de Transylvanie, Porka, lui-même issu de la Polka tchèque. Le nom de la danse a varié au fil des voyages des musiciens populaires qui parcouraient l'Europe, tout comme la danse elle-même, bien éloignée de la polka bohémienne.

n° 6 - Marunţel (L'istesso tempo)


Marunţel - prononcer "maroun' tsel" - désigne quelque chose de minuscule. En l'occurrence, les pas des danseurs s'ils veulent suivre ce rythme rapide provenant, comme la Polka précédente, de la ville de Beius (en hongrois, Belenyes), non loin d'Oradea.

n° 7 - Marunţel (L'istesso tempo)


La dernière danse, enchaînée à la précédente sur un nouveau rythme de Marunţel (ville de Nyagra), offre une conclusion idéale à ce court cycle de danses transylvaines.

Une guirlande de caractère


Bartók a dédié son cycle au piano à quatre mains, avant d'en réaliser lui-même une transcription pour petit orchestre (1917). Il souhaitait avec cet arrangement préserver le caractère intime et alerte de ces danses en évitant l'écueil de l'orchestre symphonique. On mesure ce qui sépare les Danses de Bartók des grands cycles romantiques - danses hongroises, slaves, norvégiennes... - volontiers brillants et sans prétention ethnomusicale. Bartók n'est en effet pas l'auteur de ces mélodies, qu'il a recueillies au cours de plusieurs voyages, utilisant pour cela une technique de pointe d'enregistrement. Son apport personnel de compositeur se mesure aux harmonisations originales grâce auxquelles il maintient constamment l'intérêt de l'auditeur.

Parmi les autres transcriptions, la plus célèbre est celle de Zoltán Székely pour violon et piano, cheval de bataille des virtuoses qui trouvent là matière à faire briller leur archet. L'on peut regretter que cela soit trop souvent au détriment du message musical. Un autre arrangement populaire, pour orchestre à cordes, ne parvient qu'à édulcorer cette musique si évocatrice.

En 1993, le compositeur et chef d'orchestre mexicain Manuel de Elías propose l'ajout de deux hautbois et deux cors anglais à la section de cordes afin de donner plus de couleur aux Danses populaires. L'intention est louable, sans que le résultat tel que nous l'avons écouté ne soit entièrement convaincant.

La Symphonie imaginaire


La façon dont Bartók a ordonné ses sept danses ne doit rien au hasard. Les deux premières, allegro moderato et allegro, suivies des danses lentes n° 3 et 4, Moderato, la Poarga plus animée (allegro) puis la partie conclusive avec les deux Marunţel enchaînés donnent au cycle une forme générale de Symphonie - une Symphonie imaginaire, sans développement ni forme sonate, cela va de soi.

Conscients de cette forme générale de la suite des danses, la plupart des interprètes exagèrent la lenteur du Joc cu bâta initial afin de mieux préparer l'accélération jusqu'au final exubérant. Une simple écoute du témoignage laissé au piano par Béla Bartók lui-même, pourtant, nous révèle à quel point cette première danse mérite d'être marquée rythmiquement, rendant pleinement justice à l'aspect documentaire de cette musique aux rythmes drus, aux antipodes d'une certaine musique de salon virtuose et sans caractère trop souvent proposée par les interprètes.

Alain Chotil-Fani, juin 2006

Sources


  • LIGETI György, notice du CD "The Ligeti Projet II", Teldec 8573-88267-2
  • MENDÉZ-VIGATÁ Antonio, notice du CD "Camerata de Coahuila - Ramon Shade, Rafael Jiménez - Oeuvres de Ponce, Copland, Bartók, Moncayo", Quindecim recordings, 2001
  • Contributions puisées dans le forum anglophone de musique classique rec.music.classical


mercredi 12 décembre 2007

Le violoniste Ion Voicu : aperçu discographique

BACH, Jean-Sebastien

Concerto n° 1 pour violon et orchestre en la mineur BWV 1041


  • Orchestra de Camara "Bucuresti", dir. Madalin Voicu - Ion Voicu, violon 3'59+6'30+4'16 [CD Electrecord EDC 301+ Bach] [CD Electrecord EDC 368]


Concerto n° 2 pour violon et orchestre en mi majeur BWV 1042


  • Orchestra de Camara "Bucuresti", dir. Madalin Voicu - Ion Voicu, violon 8'08+6'43+3'00 [CD Electrecord EDC 301+ Bach]


Concerto pour deux violons et orchestre en ré mineur BWV 1043


  • Orchestra Nationala Radio, dir. Madalin Voicu - Madalin Voicu, violon I - Ion Voicu, violon II 3'53+6'20+4'57 [CD Fundatia Internationala Ion Voicu, offert en supplément du journal Cotidianul, 2007 + Bach, Voicu]


BRAHMS, Johannes

Concerto pour violon et orchestre en ré majeur op. 77


  • Orchestra Simfonica a Filarmonicii "George Enescu", dir. Iosif Conta - Ion Voicu, violon 29'35 [CD Radio Romana UCMR -ADA 8831015 + Paganini]


CHAUSSON, Ernest

Poème op. 25


  • Orchestra Filarmonicii George Enescu din Bucureşti, dir. George Georgescu - Ion Voicu, violon

CHIRIAC, Mircea

Serenada


  • Ion Voicu, violon - Mariana Kapdebo, piano (fin des années 1940) 3'55 [CD Electrecord 579/580]

DEBUSSY, Claude

Sonate en sol mineur pour violon et piano


  • Ion Voicu, violon - Monique Haas, piano 4'34+4'12+3'48 [CD Electrecord EDC 447/448 + Enesco, Tchaikovsky, Ravel, Milhaud]


DINICU, Grigoraş

Hora Martisorului


  • Ion Voicu, violon 5'29 [CD Electrecord EDC 434/435 + Porumbescu, Paganini, Scarlatescu, Ysaye, Sarasate, Elenescu]


ELENESCU, Emanuel

Rapsodia româna pentru vioara si orchestra


  • Orchestra Simfonica a Radiodifuziunii Române, dir. Emaneul Elenescu - Ion Voicu, violon 10'44 [CD Electrecord EDC 434/435 + Porumbescu, Paganini, Ysaye, Dinicu, Scarlatescu, Sarasate]


ENESCO, George

Sonate n° 2 pour violon et piano en fa mineur op. 6


  • Ion Voicu, violon - Victoria Stefanescu, piano 7'55+6'42+7'29 [CD Electrecord EDC 447/448 + Debussy, Tchaikovsky, Ravel, Milhaud]


KATCHATOURIAN, Aram

Concerto pour violon et orchestre en ré mineur


  • Orchestra Filarmonicii George Enescu din Bucureşti, dir. George Georgescu - Ion Voicu, violon (Radio roumaine) 36'50 [CD Radio România UCMR-ADA 010 + Prokofiev]

LALO, Edouard

Symphonie Espagnole


  • Orchestra Filarmonicii George Enescu din Bucureşti, dir. George Georgescu - Ion Voicu, violon 8'00+4'10+6'25+8'10 [CD Electrecord ELCD 112]

MENDELSSOHN-BARTHOLDY, Felix

Concerto pour violon et orchestre en mi mineur op. 64


  • Orchestra Filarmonicii George Enescu din Bucureşti, dir. George Georgescu - Ion Voicu, violon (1962) 19'33+5'38 [CD Electrecord EDC 281]


MILHAUD, Darius

Sonate n° 2 pour violon et piano


  • Ion Voicu, violon - Monique Haas, piano 4'58+2'49+3'56+3'51 [CD Electrecord EDC 447/448 + Enesco, Tchaikovsky, Debussy, Ravel]


PAGANINI, Nicolo

Concerto pour violon et orchestre n° 1 en ré majeur op. 6


  • Orchestre Phiharmonique de Dresde, dir. Heinz Bongartz - Ion Voicu, violon 17'27+5'05+8'41 [CD Fundatia Internationala Ion Voicu, offert en supplément du journal Cotidianul, 2007 + Bach, Voicu]
  • Orchestra Nationala Radio, dir. Iosif Conta - Ion Voicu, violon 33'25 [CD Radio Romana UCMR -ADA 8831015 + Brahms]


Caprice n° 13


  • Ferdinand Weiss, piano - Ion Voicu, violon 2'41 [CD Electrecord EDC 434/435 + Porumbescu, Scarlatescu, Ysaye, Dinicu, Sarasate, Elenescu]


Dansul vrajitoarelor (Danse des sorcières)


  • Dagobert Bucholz, piano - Ion Voicu, violon 8'20 [CD Electrecord EDC 434/435 + Porumbescu, Scarlatescu, Ysaye, Dinicu, Sarasate, Elenescu]


PORUMBESCU, Ciprian

Balada op. 29


  • Orchestra Nationala Radio, dir. Madalin Voicu - Ion Voicu, violon 5'32 [CD Perrenial Romania IMCD 1109]
  • Orchestra "Bucuresti", dir. Iosif Conta - Ion Voicu, violon 7'21 [CD Electrecord EDC 434/435 + Paganini, Scarlatescu, Ysaye, Dinicu, Sarasate, Elenescu]


PROKOFIEV, Serge

Concerto pour violon et orchestre n°2, op. 63


  • Orchestra Filarmonicii George Enescu din Bucureşti, dir. George Georgescu - Ion Voicu, violon 25'20 [CD Radio România UCMR-ADA 010, + Katchatourian]

RAVEL, Maurice

Sonate pour violon et piano


  • Ion Voicu, violon - Victori Stefanescu, piano 7'11+5'39+3'46 [CD Electrecord EDC 447/448 + Enesco, Tchaikovsky, Debussy, Milhaud]


SARASATE, Pablo de

Melodii lautaresti


  • Orchestra "Bucuresti", dir. Iosif Conta - Ion Voicu, violon 8'05 [CD Electrecord EDC 434/435 + Porumbescu, Paganini, Ysaye, Dinicu, Scarlatescu, Elenescu]


SCARLATESCU, Ion

Bagatela pentru vioara si pian


  • Mariana Kabdebo, piano - Ion Voicu, violon 3'08 [CD Electrecord EDC 434/435 + Porumbescu, Paganini, Ysaye, Dinicu, Sarasate, Elenescu]


TCHAIKOVSKI, Piotr Illitch

Concerto pour violon et orchestre op. 53


  • Orchestra Filarmonicii George Enescu din Bucureşti, dir. George Georgescu - Ion Voicu, violon

Romance pour violon et piano en mi bémol majeur op. 42 n° 3


  • Ion Voicu, violon - Rodica Sutzu, piano [CD Electrecord EDC 447/448 + Debussy, Enesco, Ravel, Milhaud]


VOICU, Ion

Dimineata dupa nunta (lendemain de noces)


  • Ion Voicu, violon 3'57 [CD Fundatia Internationala Ion Voicu, offert en supplément du journal Cotidianul, 2007 + Bach, Voicu]


YSAYE, Eugène

Sonate n° 3 "Balade"


  • Ion Voicu, violon 7'14 [CD Electrecord EDC 434/435 + Porumbescu, Paganini, Scarlatescu, Dinicu, Sarasate, Elenescu]


Sonate n° 6


  • Ion Voicu, violon 6'17 [CD Electrecord EDC 434/435 + Porumbescu, Paganini, Scarlatescu, Dinicu, Sarasate, Elenescu]



mardi 11 décembre 2007

Caprice Roumain de Georges Enesco

L'univers d'Enesco possède de nombreux mystères. Pourquoi, par exemple, ce grand violoniste et immense compositeur n'a-t-il pas écrit de concerto pour son instrument ? L'étude de ses partitions inachevées a toutefois révélé le projet d'une partition de grande ampleur pour violon et orchestre, intitulée Caprice Roumain. Après une patiente et difficile reconstruction, Cornel Ţaranu et Şerban Lupu ont pu compléter l'oeuvre et la présenter au public : comme dans ses autres compositions, Enesco rend ici un hommage appuyé aux lautars de son pays tout en offrant le meilleur de son art aux mélomanes contemporains.


Lautars et musique contemporaine

Le Caprice Roumain affirme son "caractère populaire roumain", à l'instar d'autres grandes compositions d'Enesco. Le discours quasi ininterrompu du violon exploite toutes les techniques de l'instrument tout en sachant éviter toute complaisance artistique. A ce titre, cette oeuvre est voisine de la 3ème sonate et des Impressions d'Enfance, oeuvres phares de la production d'Enesco pour violon et piano.
Il convient de se méfier du titre un peu frivole de "Caprice" Roumain. L'oeuvre n'a rien d'une aimable pochade de cabaret. Il s'agit de musique "sérieuse" en ce sens qu'elle exige l'attention suivie de l'auditeur. Si nous sommes ici éloignés de l'image du compositeur des rhapsodies de jeunesse, la passion contenue dans cette partition n'en est que davantage émouvante.
Comme il l'a fait pour son opéra Oedipe, Enesco a porté en lui le Caprice Roumain pendant longtemps, très longtemps : plus de vingt années, autant dire une vie. Ses esquisses les plus anciennes datent de 1925, et il y a encore travaillé en 1949, sans pour autant réussir à l'achever. Le Caprice Roumain n'a jamais quitté les préoccupations du compositeur. Il se remettait à l'ouvrage pendant ses nombreuses tournées en Europe et aux États-Unis, élaborant progressivement une partition de grande ampleur en quatre mouvements, hommage d'un prodigieux souffle poétique à son pays natal et à ses musiciens populaires, comme ceux qui le fascinèrent tout jeune en Moldavie et qui décidèrent définitivement de sa passion pour la musique.


Rhapsodie pour le temps présent

Tout Enesco s'entend dès la première mesure : l'orchestre à l'unisson, un thème sombre et interrogateur, l'entrée discrète du violon tout en nuances. On comprend combien la forme de concerto est étrangère à cette musique : le soliste et l'orchestre dialoguent sans s'opposer, le violon s'offre des acrobaties délicates sur le cantus firmus d'un orchestre de taraf égrénant les rythmes populaires, se permettant de chanter à l'image d'un merle insouciant avant de rejoindre le discours de l'orchestre. On ne peut qu'admirer la richesse de la partition, miracle d'équilibre entre le folklore savant et le contemporain populaire : une rhapsodie pour le temps présent.


Extrait du caprice RoumainUn passage du solo (premier mouvement). Enesco a méticuleusement noté la moindre nuance du jeu du violon pour le faire sonner comme celui d'un véritable lautar.

Le court second mouvement est parcouru de bout en bout par le même rythme obsédant, typique des provinces de Transylvanie. Cette hora, danse dans laquelle, jadis, la ronde des villageois entourait le taraf en train de jouer, se teinte ici de discrète ironie. De la hora à la ronde des heures, inéluctable et fatale, dont les danseurs forment la figure, le violon occupe le point central. Musique du temps qui passe, musique de mort où seul l'art du lautar mérite de conserver quelque importance.

Le lento du troisième mouvement est l'une des plus belles musiques nocturnes qui soient. Le violon nous conte des légendes de la Moldavie oubliée, où à la tombée de la nuit les choses ne sont plus vraiment telles qu'on se les imagine, où les chemins mènent vers des contrées mystérieuses et hostiles, pays où l'on vous mettra en garde contre les revenants et la fille des bois aux pieds fourchus. Dor, douloureuse nostalgie d'un monde disparu. L'évocation d'Enesco mérite une place d'honneur au côté de celles de Béla Bartók.

Allegro molto vivace sur une mesure de 2/4, accord forte : le finale retrouve la fête populaire et son violon ensorcelant. Avec humour, le compositeur met en place les éléments du taraf qui s'accorde, nous mystifie par le contrechant des grandes flûtes et du hautbois, alors que le soliste s'essaye à quelques échappées vers l'extrême aigu avant de nous suprendre une nouvelle fois par une fuite en double croches, tout en faux semblants et en chausse-trapes alors que le thème principal n'a pas encore été exposé. Celui-ci surgit presque à notre insu : une cellule au rythme pointé de quatre notes, un rythme de danse bien évidemment que désormais l'orchestre et le soliste magnifieront jusqu'à l'apothéose.

Une reconstruction ardue

Au cours du Symposium Enesco de 1992, Wihelm Berger indiqua qu'il lui avait été donné l'occasion de voir un manuscrit complet du compositeur roumain, pour violon et orchestre. Le violoniste Şerban (Sherban) Lupu, interprète enthousiaste d'Enesco, se mit à la recherche de cette partition inédite et sollicita pour cela l'aide du compositeur Cornel Ţăranu. Celui-ci se plongea dans l'étude des manuscrits conservés au Musée Enesco de Bucarest mais ne trouva rien qui correspondît à la déclaration de Berger. Il mit à jour en revanche plusieurs passages d'une partition incomplète, le Caprice Roumain.
La reconstitution fut difficile étant donné qu'il manquait une partie de la partition et qu'Enesco avait pour habitude d'effectuer certaines modifications au cours de l'orchestration. Cependant, le matériel réuni pour le premier mouvement permit à Ţăranu d'achever cette tâche. Sur les insistances et les encouragements de Şerban Lupu, passionné par ce projet, la reconstitution et l'orchestration des deux mouvements suivants pu être mené à bien. Cette version en trois mouvement fut donnée en première audition à Cluj, le 2 octobre 1995, par Şerban Lupu et la Filarmonica Transilvania dirigée par Emil Simon.

Cette reconstitution ne fut pas entièrement satisfaisante. Ţăranu envisagea sans plus de bonheur d'intervertir les mouvements I et III avant de s'atteler, toujours avec le soutien de Şerban Lupu, à la restauration du finale. Cette opération semblait impossible en raison de la fin brutale du manuscrit après l'exposé du second thème, cependant au printemps 1996 Ţăranu contourna ce problème en déduisant la forme générale du mouvement d'après une série de détails. Il l'orchestra dans le même esprit que le reste du Caprice Roumain et fit appel à Şerban Lupu pour la prise en compte d'effets violonistiques présents dans le manuscrit original.

Sous cette nouvelle forme, l'oeuvre fut donnée par le même soliste et la Filarmonica Moldova de Iaşi sous la baguette de Camil Marinescu, le 21 mars 1997. Şerban Lupu l'enregistra enfin avec Cristian Mandeal à la tête de la Filarmonica "George Enescu" de Bucarest, pour la firme roumaine Electrecord (EDC324/325).


Le meilleur d'Enesco

Cela fait aujourd'hui 50 ans qu'Enesco a disparu. Son legs artistique est prestigieux et exigeant : n'est-il pas temps de considérer à sa vraie valeur cet artiste scandaleusement ignoré ? Son Caprice Roumain est peut être la meilleure des façons de pénétrer son univers. On ne comprend pas vraiment ce qui justifie la méconnaissance d'une telle oeuvre, si envoûtante et spirituelle, tellement proche de l'esprit des tarafs actuels et non moins remarquable que les oeuvres de Ravel (Tzigane pour violon et orchestre), Bartók et Bloch, voire Janáček et Martinů.

Il est permis de rester interdit devant le programme de nos grands concerts, proposant année après année les mêmes classiques du répertoire alors qu'un vaste continent de musiques du siècle passé reste encore ignoré de la grande majorité des mélomanes. La sécurité outrancière, la paresse intellectuelle, le doux confort de l'habitude ont-ils eu raison de l'esprit d'ouverture et de découverte qui devrait animer tout amoureux de la musique, a fortiori tout organisateur de concert ? L'intérêt pour Enesco dépassera-t-il le cadre un peu étriqué des commémorations de l'année 2005 ?

En 2014, ce n'est toujours pas le cas, semble-t-il.

Alain Chotil-Fani, mars 2005 (rév. 12/2013)

Sources

  • Disques Electrecord EDC324/325 (voir texte)

  • Partition du Caprice Roumain pour violon et orchestre, avec textes introductifs de Cornel Ţăranu et de Şerban Lupu, BUCUREŞTI, Editura Muzicală, ISBN 973-42-0384-3, 2004

Roumania, Roumania

La miraculeuse chanson Roumania, Roumania est écrite par le comédien, ténor et fantaisiste Aaron Lebedeff (Lebedov, Lebedev…). Tout ici respire la joie de vivre en terre roumaine, entre le vin, les mets typiques, aussi simples que savoureux – fromage cascaval ou viande pastrami - et la belle cuisinière.
Cette chanson nous permet
d'évoquer cette si douloureuse perte qu'a été l'exil des Juifs de Roumanie, persécutés et vendus comme du bétail par Ceausescu. Comment écouter la chanson de Lebedeff sans pleurer ce deuil, cette tache irrévocable dans l'histoire européenne, que pour notre malheur les démocraties n'ont jamais réussi à empêcher ?

N'oublions jamais l'importance de la tradition hébraïque en Roumanie. Le Musée d'histoire juive de Bucarest est, dit-on parfois, l'un des plus beaux au monde.
Ech! - Roumania, Roumania, Roumania, etc.
Geven amol, a land a zise, a sheyne.
Ech! - Roumania, Roumania, Roumania, etc.
Geven amol, a land a zise, a fayne.
Ah ! Roumanie, Roumanie, Roumanie, etc.
Il était un pays, paisible et doux.
Ah ! Roumanie, Roumanie, Roumanie, etc.
Il était un pays, paisible et bon.
Dort tsu voynen iz a fargenign,
vos dos harts glust dir vost kenstu krign :
a mameligele, a pastramele, a karnatsele,
- un a gleyzele vayn, aha !
Vivre là-bas est un plaisir,
Ce que ton cœur désire, tu peux l'avoir :
De la mamaliga (1), du pastrama (2), des saucisses,
- et un verre de vin, aha !
In Roumania iz dokh gut, fun keyn dayges veyst men nit,
Vayn trinkt men iberal, Me farbayst mit a kashtaval -
Hay digge digge dam - digge digge digge dam
Hay digge digge dam - digge digge dam.
En Roumanie, la vie est si belle que tu ne te soucies de rien,
Partout l'on boit du vin, et l'on prend du caşcaval (3)
Hay digge digge dam - digge digge digge dam
Hay digge digge dam - digge digge dam.
In Roumania iz dokh gut, fun keyn zorgn veyst men nit,
vayn trinkt men iberal, me farbayst a kastrovet -
Hay digge digge dam - digge digge digge dam
Hay digge digge dam - digge digge dam.
En Roumanie, la vie est si belle que personne ne se tracasse,
Partout l'on boit du vin, en mangeant des concombres
Hay digge digge dam - digge digge digge dam
Hay digge digge dam - digge digge dam.
Oy vey g'vald ikh ver meshige, Ikh lib nor brinze, mamelige,
Ikh tants un frey zich biz der stelye ven ikh es a pat-lo-zhe-le,
Tzingma ! - Tay didl di dam - Tzingma ! - Tay didl di dam -
Tzingma ! - Tay didl di dam - Tzingma ! - Tay didl di dam -
Oh là là, je deviens fou, je ne pense plus qu'au fromage et à la mamaliga,
Je danse et bondis aux étoiles quand je mange des patlgele (4)
Tzingma ! - Tay didl di dam - Tzingma ! - Tay didl di dam -
Tzingma ! - Tay didl di dam - Tzingma ! - Tay didl di dam -
Ay, s'iz a mekhaye, beser ken nit zayn,
Ay, a fargenign iz nor rumeynish vayn.
Yokum purkon min sh'maye
shteyt un kusht di kechene, Chaye
ongeton in alte shkrabes
macht a kugel likoved shabes,
Ah, quel bonheur, comment rêver mieux,
Ah, rien ne vaut le vin roumain
Puisse le salut venir du Ciel
Arrête-toi et embrasse la cuisinière, Chaye
Vêtue de chiffons en loques,
Elle prépare pour le sabbat un gâteau,
Zets ! Tai didl di dam,-zets! tai didl di dam, - zets ! tai didl di dam,
Ay, s'iz a mekhaye, beser ken nit zayn,
Ay, a fargenign iz nor rumeynish vayn.
Zets ! Tai didl di dam,- zets! tai didl di dam, - zets ! tai didl di dam,
Ah, quel bonheur, comment rêver mieux
Ah, rien ne vaut le vin roumain.

(1) Sorte de polenta
(2) Viande marinée et salée
(3) Fromage à pâte dure
(4) Pickles de tomates

(traduction personnelle d'après www.cascobaytummlers.com/lyric.html)

Ce site consacré à Aaron Lebedeff (aaronlebedeff.free.fr/index.htm) permet d'écouter quelques-unes de ses chansons. L'on notera parmi elles Gib Mir Besarabye !, c'est-à-dire Rendez-moi la Bessarabie !, sorte d'équivalent moldave à Roumania, Roumania, avec une nouvelle allusion à la 1ère Rhapsodie d'Enesco.

jeudi 6 décembre 2007

Hora, danse nationale

Prenons au hasard n'importe quel disque de musique folklorique roumaine. Parmi la liste des danses proposées nous remarquerons sans aucun doute des musiques intitulées hora. Ce nom désigne une ronde, figure chorégraphique champêtre où tous les danseurs se tiennent par la main. Ainsi l'unité du village était-elle affirmée au fil du temps qui s'écoule. Mais la hora ancestrale devait prendre une autre dimension : avec les temps modernes, elle accompagne désormais l'émergence du sentiment national roumain et illustre, dès le XIXe siècle, les efforts d'un pays pour tenir son rang au concert des nations.

Ronde autour des lautarii


Imaginons-nous en pays roumain, il y a un siècle. Aujourd'hui c'est dimanche de Pâques. Il est quatre heures : jeunes gens et demoiselles du lieu s'assemblent au centre du village. Ils ont tous revêtu de magnifiques broderies. Un petit orchestre composé d'une cornemuse, d'un violon et d'un cymbalum, fait entendre les premières mesures d'une hora. Un grande ronde se forme autour des musiciens, alors que les garçons arrangent une dernière fois leur costume.

Tous les danseurs se tiennent par la main, font un pas en arrière, l'autre devant, trois à gauche et cinq à droite - et recommencent.



L'harmonieux mouvement des danseurs donne le sentiment d'un profond naturel. Parmi les demoiselles l'on remarque la toute première apparition de jeunes filles à marier. Pour elles, cette première hora pascale est un événement de grande importance. Avec quelle impatience ont-elle attendu cette date ! Les jeunes garçons profitent de la ronde pour les observer, et montrer leur meilleur sourire aux plus jolies d'entre elles.

Parfois, grisé par la cérémonie, un danseur se met à improviser des paroles sur la musique :

A celui qui n'aime pas les horas
Que le feu lui prenne aux champs,
Que la maladie l'emporte
Que les hiboux l'aveuglent
Que les bêtes sauvages le dévorent.
Et que celui qui a inventé les danses
Entre au Paradis fleuri.


Mais qui a inventé la hora ?


La hora et les "éveilleurs"



Bien entendu, les musiques et danses traditionnelles n'ont pas d'inventeur. Mais elles ont, parfois de longue date, leurs chroniqueurs.

La première mention de la hora est due à l'encyclopédiste Dimitrie Cantemir dans sa Descriptio Moldaviae, en 1716. Ce n'est certainement pas un hasard si cet ouvrage est proche dans le temps de la toute première description des musiciens populaires, les lautarii : celle-ci date de 1688 et apparaît dans la Biblia de Bucarest, de Şerban Cantacuzino. La hora est aussi observée et décrite au siècle suivant par Franz-Josef Sulzer (Geschichte des transalpinischens Daciens, das ist des Walachen, Moldau und Bessarabiens, Vienne 1781-1792).

Au XIXème siècle, le Printemps des peuples encourage l'étude des cultures nationales. Deux années après les mouvements révolutionnaires, en 1850, Anton Pann note onze mélodies de horas dans son Spitalul amorului (ou Cântatorul dorului). Selon son exemple, beaucoup d'auteurs de la seconde partie du siècle réalisent à leur tour des recueils de ces danses populaires : Carl Mikuli, Teodor T. Burada, Dimitrie Vulpian (Leipzig, 1886), Hélène Sevastos, Antonio Sequens, Tiberiu Brediceanu, Pompilieu Pârvesco, etc., jusqu'à Béla Bartók qui publie en 1918 ses Danses populaires roumaines et la musique populaire roumaine de Maramures. Mais il n'est pas le premier compositeur à se pencher sur les trésors mélodiques de la Roumanie.

Codex Căioni (XVIIe siècle)


L'ecclésiastique roumain de Transylvanie Ion Căianu (1629?-1687) collecte de nombreux airs de l'époque qu'il réunit dans plusieurs recueils. Le codex qui porte son nom, en trois volumes, comprend aussi bien des musiques de compositeurs identifiés que d'autres restés anonymes. Il s'agit d'un témoignage de première importance sur la musique dans cette partie de l'Europe.



On trouve dans le Codex Căioni des musiques à danser, sans doute à l'origine des horas que décrira bientôt Dimitrie Cantemir. Cela est le cas pour cette Danse Valaque, dernière partie de la suite pour cordes et timbales que Doru Popovici compose en 1968 d'après des pièces du recueil de Căianu.

Romantiques (XIXe siècle)


Alexandru Flechtenmacher (1823 - 1898) était un des plus grands compositeurs roumains de son temps. Son oeuvre est tombé dans les oubliettes de l'histoire musicale, à la notable exception d'une composition patriotique : la Hora de l'union (Hora unirii). Une danse composée pour célébrer l'union en 1859 de deux provinces roumaines, la Moldavie et Valachie, sous la férule de Ion Cuza. Aujourd'hui encore cette musique reste connue. Elle est jouée à toutes les manifestations patriotiques, et notamment chaque 24 janvier, jour anniversaire de l'union, accompagnée de vers de Vasile Alecsandri :

Hai să dăm mână cu mână
Allons, donnons-nous la main
Cei cu inimă română,
Nous, ceux à l'âme roumaine
Să-nvârtim hora frăţiei
Tournons dans cette ronde fraternelle
Pe pământul României !
Sur la terre de la Roumanie !




Les mélomanes curieux peuvent se faire une autre idée de Flechtenmacher en écoutant son Ouverture Nationale Moldave - le titre original est en français, langue des droits de l'homme. Cette pièce enflamme les foules en 1847. Flechtenmacher utilise ici, peut-être pour la première fois dans la musique de son pays, de véritables danses populaires où la hora tient un rôle de premier plan. Trente années plus tard, George Ştephanescu, élève du Conservatoire de Paris, compose lui aussi une Ouverture Nationale (Uvertura Naţionala, 1876).

Ciprian Porumbescu, "éveilleur" patriotique disparu dans sa trentième année, a eu le temps d'honorer la hora dans de brèves pièces pour piano (Hora Braşovului, de Braşov ; Hora Detrunchiaţilor) et surtout dans le recueil qu'il fait éditer à compte d'auteur à Vienne en 1880. Cette "collection de chansons sociales pour les étudiants roumains" (Colecţiune de cantece sociale pentru studenţii romăni) mélange curieusement les airs populaires étudiants bien connus (comme le Gaudeamus Igitur) et les chansons patriotiques (Cântecul tricolorului, le chant des trois couleurs, deviendra l'hymne national de la Roumanie Socialiste). L'une d'entre elles (n. 5 dans le recueil) est simplement intitulée Hora.

Parmi les romantiques l'on ne saurait oublier Eduard Caudella, compositeur sans génie mais  l'un des plus grands animateurs de la musique de son pays. Ses œuvres (Souvenir des Carpates, ouverture Moldova...) font appel aux rythmes et harmonies populaires roumains.

Tournant du siècle (fin XIXème - début XXème)


La plus célèbre oeuvre roumaine du répertoire reste la première rhapsodie d'Enesco, qui cite textuellement plusieurs horas. Georges Enesco a déjà utilisé des danses populaires dans la dernière partie de son Poème Roumain opus 1. Bien des années plus tard, il consacrera à cette danse le très original second mouvement de son Caprice Roumain pour violon et orchestre, resté inachevé mais que de récents travaux ont permis de restaurer.

Grigoraş Dinicu compose avec sa brève Hora Staccato une pièce qui sera dorénavant au répertoire de tous les virtuoses du violon. Fritz Kreisler en réalisera un arrangement célèbre pour violon et piano, et le Bulgare Pancho Vladigerov proposera sa propre orchestration pour ensemble symphonique.



La Hora Marţisorului du même Dinicu s'adresse de nouveau aux virtuoses... en très grande forme s'ils veulent arriver au bout des cinq minutes et vingt-neuf secondes de cette pièce frénétique et non dénuée d'humour. Avec cette ronde du martisor, Dinicu illustre cette coutume roumaine du 1er mars (que l'on retrouve ailleurs dans les Balkans) qui voient les proches s'échanger des petits objets colorés et symboliques (gare au jeune garçon qui oublierait de faire parvenir un martisor à sa bien-aimée !). Le printemps roumain qui "éclate comme un coup de canon" (Paul Morand) mérite bien cette entrée en fanfare.

XXème siècle


Un compositeur comme Theodor Rogalski a donné la preuve que l'école moderne de composition roumaine, inlassablement encouragée par Georges Enesco, survivrait à la disparition de ce dernier. Sa Hora din Muntenia pour orchestre symphonique, si habilement orchestrée, rend un hommage spirituel aux "pères fondateurs du genre", Dinicu et Enesco.

La vie de Tiberiu Brediceanu, déjà cité, embrasse une vaste partie de l'histoire de la musique récente : il naît alors que Brahms compose sa deuxième symphonie en ré majeur (1877) et disparaît l'année de Nomos Gamma de Xenakis (1968)... On comprend mieux l'audace toute relative de ses quatre danses symphoniques de 1951, joliment introduites par une hora pétrie de tendresse et de bonne humeur.



L'école de composition roumaine du XXème siècle est d'une richesse inépuisable. Des nombreux auteurs ayant parvenu à se forger un langage propre, héritier d'une tradition ancestrale et des techniques modernes, en France nous ne savons rien ou presque. Ce court article ne fait qu'effleurer le projet, mais les amateurs trouveront d'autre matériel en parcourant le site http://souvenirsdescarpates.blogspot.com..

Mais sait-on que certains mélomanes français avaient eu connaissance de horas roumaines dès le XIXème siècle ?

Horas françaises


Ville d'Angers, 1887. Alors que le public de la ville accourt au Festival Hongrois organisé par Alexandre (Sandor) de Bertha, espérant retrouver les émotions suscitées une année plus tôt par la création française du Capriccio Italien de Tchaïkovski, Jules Bordier (1846-1896) sacrifie au goût ambiant pour l'exotisme d'Europe Centrale en composant une hora romaneasca. L'intérêt pour les musiques d'ailleurs est confirmé à l'Exposition Universelle de 1889 où l'on remarque une troupe de danseurs roumains tout droit débarquée de Moldo-Valaquie.



J. A. Wiernberger, chroniqueur au Guide Musical, écrit cette même année 1889 une rhapsodie roumaine pour piano à quatre mains, éclipsée par les Gnossiennes qu'Erik Satie compose sous l'inspiration des musiques populaires roumaines entendues à l'Exposition. En 1894, Lucien Lambert écrit sa Légende Roumaine. Se souvient-il de la Danse roumaine de Charles Gounod, récemment disparu ? Plusieurs décennies plus tard, Joseph Canteloube confiera lui aussi au piano quelques Danses Roumaines d'après des thèmes réunis par Michel Vulpesco.

Des danseurs et musiciens roumains reviennent à la grande Exposition Universelle de 1900. Mais cette fois-ci, l'événement s'accompagne de l'exhibition d'une partition de hora encore inédite.

Une Hora à l'Exposition Universelle de Paris, 1900


A la demande de Charles Malherbe, archiviste de l'Opéra de Paris et grand collectionneur d'autographes, des compositeurs du monde entier lui font parvenir des partitions manuscrites. La collecte est un succès. Des partitions proviennent de tous les pays, du continent américain, d'Asie, du Moyen-Orient... et bien entendu d'Europe.

Caudella envoie sa première Feuille d'album de l'opus 28, Dimitrescu une danse villageoise pour violoncelle et piano, Enesco l'adagio de sa Suite dans le Style ancien, Stan Golestan un Lamento pour violoncelle et piano, Klenek un Impromptu pour piano, Wachmann un choeur pour voix d'hommes O Di de Ernă (un Jour d'Hiver).


Ştephanescu, lui, fait parvenir une oeuvre intitulée Visul, c'est-à-dire le Rêve. Il a noté le tempo : Andantino (tempo di hora) et précise en français, au bas de sa partition : Hora, danse nationale.

La Hora du général Berthelot

Hora, danse nationale.

La Hora Unirii de Flechtenmacher célébrait l'union de Valaquie et de la Moldavie. En 1918, la Transylvanie rejoint à son tour la Roumanie. Pour le premier anniversaire de cet événement, l'archevêque Basile Saftu et des militaires français se retrouvent à Braşov devant le lycée Andrei Şaguna.

L'archevêque tend la main droite au général Louis Berthelot ; ce dernier voit sa main libre empruntée par une jolie paysanne revêtue de broderies délicates. Une ronde se forme. Un violon, une cornemuse et un cymbalum entonnent la Hora unirii. La guirlande de paysans roumains, de militaires français et de dignitaires orthodoxes ébauche un mouvement harmonieux. Un pas en arrière, l'autre devant, trois à gauche et cinq à droite. La vie recommence.



Alain Chotil-Fani, rév. avril 2014

Sources

  • COLLECTIF, Autographes de musiciens contemporains, fonds Malherbe 1900, Bibliothèque nationale de France
  • COLLECTIF, notices des CD de la collection "Creaţii simfonice româneşti" vol. 1-12, BUCAREST, UCMR
  • Le Ménestrel, collection 1890-1904
  • LUPU Serban, "Arta lăutarilor", BUCAREST, Editura "Casa Radio", 2003
  • NICOLESCO-VARONE Georges, "Les danses populaires roumaines", BUCAREST, Imprimerie du Séminaire Monacal Cernica du District Ilfov, 1933

Les Rhapsodies roumaines d'Enesco

Début du XXe siècle. Paris est devenue la capitale de l'Art. Alors que les courants musicaux s'affrontent à travers les élèves de Gabriel Fauré et de Vincent d'Indy, un jeune et talentueux Roumain, premier prix de violon au Conservatoire, compose deux étincelantes évocations de son pays natal. Avec ses Rhapsodies pour orchestre symphonique, Georges Enesco affirme son amour de la mélodie et son goût pour la seule beauté de la musique, loin d'un certain état d'esprit français avare de toute émotion jugée honteuse.

Première Rhapsodie Roumaine

Le mot rhapsodie désigne une œuvre savante formée sur des airs populaires. La première rhapsodie de Georges Enesco illustre parfaitement le genre. Le jeune musicien choisit de citer plusieurs mélodies de la campagne roumaine pour nous les présenter en une brillante guirlande.

L'introduction, en forme d'improvisation, est confiée aux bois. La clarinette chante d'emblée l'air bien connu Am un leu şi vreau să-l beu, auquel répond le hautbois.

Un leu (prononcer "léou" ; pluriel : lei) est, littéralement, un "lion". Dans cet air ce mot désigne une pièce de monnaie, autrefois frappée de cet animal. La mélodie nous dit donc : "J'ai un sou et je veux le boire". Une introduction prometteuse pour la fête qui s'annonce !

Les violons reprennent ce premier thème avant d'introduire la seconde musique populaire, la Hora lui Dobrică, c'est-à-dire la ronde de Dobrică (nom de famille). Nous sommes à 2'14'' dans l'enregistrement de Constantin Silvestri (voir les références en fin de page). Cette danse, très joliment orchestrée avec une écriture délicate des bois, se mêle à une nouvelle Hora à deux temps (2'47''), d'une grande noblesse.

L'ensemble de ce passage, avec l'intervention mélodieuse de l'alto (3'18'') reprenant la Hora lui Dobrică, est l'un des sommets de l'oeuvre.

La rhapsodie prend des accents dramatiques avec l'intervention de Mugur - mugurel (4'34''). Cette chanson au titre plutôt anodin ("bourgeon, petit bourgeon") est confiée aux cordes graves, dominée par la flûte. Mais l'optimisme reprend le dessus : les trémolos de l'orchestre (5'31'') se résolvent avec le guilleret Ciobănaşul, "le petit berger". Et ce n'est que le début : l'irrésistible "ronde des moulins" (Hora morii) est entonnée par la flûte (6'00''), rejointe par les bois complices, et enfin éclate l'un des thèmes les plus mémorables de cette première rhapsodie, par tout l'orchestre fortissimo, sur un rythme de Sârbă (6'58'').

Dès lors Enescu se plaît à harmoniser pour notre plus grande joie ces différents rythmes populaires, nous mystifiant par son art orchestral, par la beauté de ses thèmes et même par le sifflement des instruments (8'24''...), à l'imitation des danseurs nous invitant à participer à la fête...

L'intervention de l'air célèbre de l'alouette, Ciocârlia, passerait presque inaperçue dans ce luxe de sonorités. Le premier accord (avec cymbales) se situe à 7'37'', puis la mélodie se développe aux violons, ponctuée d'un contrechant discret des trompettes (effet extraordinaire, que tous les chefs n'arrivent pas à rendre convenablement, même dans certaines prétendues "références" discographiques !) puis bien entendu de la flûte-oiseau.

Cette belle effervescence court à sa perte. Après l'effondrement général "à la Ravel" (10'50''), le hautbois introduit une dernière danse, Jumătate de joc, pour une brève coda parachevant l'oeuvre. Jumătate de joc signifie moitié de danse - un ultime trait d'humour pour cette pièce gorgée de joie de vivre, qui a dû souverainement irriter quelques bien-pensants aux chastes oreilles.

Deuxième Rhapsodie Roumaine

Si le genre de la rhapsodie est censé faire appel à des airs folkloriques, nous sommes, avec cette seconde rhapsodie roumaine d'Enesco, devant un paradoxe. Nombreux sont les commentateurs, y compris l'auteur en personne, estimant que cette page est plus réussie et plus "authentiquement roumaine" que la première rhapsodie. Sans doute est-elle en effet plus raffinée, plus unitaire, mieux construite, et surtout plus émouvante avec cette expression de la doina si proche de la nostalgie chère au romantiques roumains, le fameux dor... Toutefois on aura ici un peu de mal à discerner l'authenticité du matériel thématique. Pascal Bentoiu parle d'éléments "banals comme ceux d'une balade de Flechtenmacher" (1) et pose la question : "où est le folklore ?"

La rhapsodie commence par un tutti de toutes les cordes, à l'unisson. Une introduction à opposer à celle de la première rhapsodie, confiée à un bois solo. Cette mélodie est tirée de la Sârba lui Pompieru, du moins c'est ainsi qu'Enesco l'a notée. Il semble que cet air ait été tiré d'un recueil de l'époque, dans lequel il était en réalité intitulé... Sârba pompierilor, une "danse de pompiers" ! Cette mélodie, sans attrait particulier mais ennoblie par la beauté de l'orchestration, est donnée deux fois.

Presqu'immédiatement (0'36'') un nouveau thème apparaît, aux violons : Pe a stânca neagra (Au sommet d'un roc noir).
Cette belle mélodie, tout en nuances, paisible, aussi généreusement vaste que le Danube à Brăila, tire son titre du premier vers d'un poème de Dimitrie Bolintineanu (1825 - 1872) : Muma lui Ştefan cel Mare, "la Mère d'Étienne le Grand". Tous les écoliers de Roumanie apprennent cette ode légendaire et patriotique (2).

Avec un peu d'application, il est assez facile de déclamer les paroles du poème de Bolintineanu sur cette mélodie :


Pe o stânca neagră, într-un vechi castel,
Au sommet d'un roc noir, dans un vieux château,

Unde cura-n vale un râu mititel,       
D'où s'élance vers la vallée un petit torrent,

Plânge şi suspina tânara domniţa
Larmoie et soupire une jeune demoiselle

Dulce si suava ca o garofiţa,               
Douce et tendre comme une fleur gracieuse,

Căci în batalie soţul ei dorit        
Depuis qu'à la guerre son époux adoré

A plecat cu oastea si n-a mai venit.
S'en est allé sans jamais revenir.                  




(Rhapsodie : 1'35'')

Ochii sai albastri ard în lacrimele      
Ses yeux bleus fondent en larmes

Cum lucesc în roua doua viorele ;                      
Et brillent comme deux violettes sous la rosée ;

Buclele-i de aur cad pe albu-i sân ;                   
Ses boucles d'or tombent sur son sein blanc ;

Rozele si crinii pe faţa-i se-ngân.               
Roses et lys sur son visage s'unissent.

Insa doamna soacră lângă ea veghează         
Sur elle veille sa belle-mère                          
                          
Şi cu dulci cuvinte o imbarbatează.
Qui avec des mots tendres la réconforte.

(Crescendo 2'29'' à 2'35. On notera que les coups de timbales coïncident maintenant avec le récit, où Étienne le Grand, blessé et défait par les Turcs, vient taper à la porte du vieux château).

Un orologiu suna noaptea jumătate,
Une horloge sonne minuit,

În castel în poarta oare cine bate ?
A la porte du château, qui frappe donc ?

- Eu sunt, buna maica, fiul tau dorit ;
- C'est moi, chère maman, ton fils adoré ;

Eu, şi de la oaste, mă întorc ranit.
Moi, du combat je m'en reviens blessé.

Soarta noastră fuse cruda asta dată :
Las, notre destin fut cruel.

Mica mea oştire fuge sfărâmata.
Ma petite armée fuit, anéantie. (3)

A 3'30'' apparaît un motif de Doina. C'est la première fois qu'Enesco fait entendre ce type d'air de berger au résonances si nostalgiques. Les bois s'emparent de cette mélodie émouvante et dialoguent entre eux, sans que nous retrouvions l'insouciance un peu futile qui caractérisait la première rhapsodie. La Sârba lui Pompieru est de nouveau citée (4'39'') et, sur un tapis de trémolos, le cor anglais chante sur un ton "expressif et très douloureux" Văleu, lupu mă mănâncă. "Pauvre de moi, le loup me dévore !" (5'25'').

Apothéose dramatique, soudainement transformée en mode majeur avec de nouveau Pe a stânca neagra (7'08''). Le matériel thématique est habilement mis à profit avant d'entendre une dernière danse (notée "gaiement") par un violon solo (9'59). La rhapsodie se termine par une courte évocation de Ciocârlia et une ultime doina à la flûte.

Notes

(1) Alexandru Flechtenmacher (1823-1898), violoniste, compositeur et pédagogue, l'un des plus grands animateurs de la vie musicale roumaine de cette époque. Il est, comme Enesco, originaire de Moldavie.

(2) Épisode légendaire
Fin du mois de juillet 1476. Étienne le Grand revient blessé du combat contre les Turcs à Valea Albă. Son armée est en déroute et il retourne au château où l'attendent son épouse et sa mère. Cette dernière refuse d'accueillir son fils vaincu : il doit, "pour son bien comme pour celui du peuple", continuer le combat.

Étienne le Grand lève une armée de bergers, de chasseurs et forgerons, retourne le sort et sonne le début de la reconquête - "la nation se réveille enfin".

(3) Sur le poème de Dimitrie Bolintineanu
Traduction personnelle sans aucune prétention littéraire. Il s'agit ici de relever à quel point ce poème, encore aujourd'hui très populaire en terre roumaine, puise sa force au fin fond des légendes patriotiques. Comme très souvent, l'ennemi turc se voit combattu par les valeureux défenseurs de l'Europe chrétienne, ici incarné par le héros Ştefan cel Mare, Étienne le Grand. Enesco ne pouvait qu'être sensible à cette puissante évocation qui se ressent dans sa musique au souffle véritablement légendaire.

Ce poème a inspiré Gheorghe Dima (1847-1925) pour une ballade pour basse, mezzo-soprano, choeur mixte et accompagnement d'orchestre ou de piano, écrite en 1884. Enesco fait-il appel à cette oeuvre dans sa seconde rhapsodie ? La question reste ouverte.

Sources

  • BENTOIU Pascal, "Capodopere enesciene", BUCUREŞTI, Editura Muzicală ISBN 973-42-0231-6, 1999
  • COSMA Viorel, "Muzicieni din România vol. II", BUCUREŞTI, Editura Muzicală ISBN 973-42-0230-8, 1999
  • Ravel/Lalo/Enescu par l'orchestre Philharmonique Tchèque, dirigé par Constantin Silvestri (1953 et 1956). CD Supraphon SU 3514-2 001

Enesco soutient Georgescu

Au printemps 1946, Georges Enesco, en tournée en URSS, écrit au président de la VOKS (1) pour soutenir le chef Georgescu, tenu à l'écart de la vie musicale.
La lettre est dictée, en français, à Maruca Cantacuzino, la "Princesse Aimée" qui partage la vie d'Enesco.

Moscou, le 3 mai 1946

A Mr le Président de la VOKS

Monsieur le Président,

Ainsi que vous m'y avez autorisé je me permets de vous exposer le cas de mon compatriote et collègue Georges Georgesco, remarquable chef d'orchestre au renom mondial. Certaines personnes jouant un rôle néfaste actuellement dans la musique en Roumanie - envieuses de ce renom - espérant prendre sa place en tête de la Philharmonie de Bucarest, l'ont dénoncé comme naziste ! Or ce sont les nazistes légionnaires roumains qui revolver au poing ont forcé Georges Georgesco à se réfugier à la campagne. Ensuite comme il était mobilisable, le ministre de la propagande du régime antonescien l'a envoyé diriger un peu partout, notamment en Allemagne. Mais Georgesco n'a jamais fait de politique, et a toujours fait entendre de la musique russe. À preuve, que le jour même où les troupes soviétiques rentraient à Kiev, il dirigeait les admirables "Tableaux d'une exposition" de Moussorgski orchestrés par Ravel, qui finissent par "La grande porte de Kiev".

Pour ne pas que la Philharmonique de Bucarest disparaisse victime d'un désir de vengeance personnelle, à base d'envie, j'ai tenu au pupitre la place de Georgesco pendant toute l'année dernière et cette année encore, j'ai dirigé la plupart des concerts d'orchestre. Mais toutes mes autres occupations ne me permettent pas de continuer d'une façon régulière ce métier par trop absorbant et fatiguant pour moi. C'est pourquoi, je viens vous prier, Monsieur le Président d'user de votre haute influence, pour que la baguette soit rendue au chef légitime de cette Philharmonique qu'il a fondée et dirige de plus de 23 ans !!

(George Enescu)

Note
(1) La VOKS, acronyme de Vsesoiuznoe Obshchestvo Kul'turnykh Sviazei s Zagranitsei, Société Universelle pour les relations culturelles avec les pays étrangers, était une sous-division de l'Agit-prop contrôlée par les communistes. Cette société faisait partie du plan d'offensive culturelle dirigée par les Soviétiques.

George Georgescu

Le chef d'orchestre roumain George Georgescu (1887 - 1964) était, de son vivant, considéré comme l'un des plus authentiques héritiers de la grande tradition d'Europe Centrale. Acteur majeur de la renaissance musicale roumaine au XXème siècle, cet infatigable défenseur de la musique de son pays est aujourd'hui tombé dans un relatif oubli.

Du Danube à Bucarest


C'est dans le port cosmopolite de Sulina que naît George Georgescu, dans la nuit du 11 au 12 septembre 1887. Leonte, son père, est le chef de la douane, époux de la belle Elena, fille du capitaine du port. Rien ne semble disposer le petit George à s'intéresser à la musique. Rien sauf, peut-être, le premier prix d'un tirage au sort auquel Leonte a inscrit, par jeu, le nouveau-né : un beau violon de lăutar, dans son étui.

La jeunesse de George se déroule au rythme des affectations de son père, dans plusieurs ports du Danube et jusqu'à Bucarest. Le garçon écoute avec intérêt les fanfares qui égaient chaque dimanche les promenades des adultes. L'on y joue un répertoire populaire inspiré de Vienne, mais aussi la déjà célebre valse Flots du Danube, Valurile Dunarii, de son compatriote Iosif Ivanovici. Est-ce là que George est saisi du démon de la musique ? Seul à la maison, il réunit bocaux et autres ustensiles sonores et improvise sur ce xylophone de fortune pendant des heures. Il retrouve même au-dessus d'une armoire le violon de lăutar de la loterie de Sulina, et parvient bientôt à en jouer en le tenant verticalement, coincé entre ses cuisses, à la manière d'un violoncelle.

Scolarisé à Giurgiu, le jeune homme compose une valse qui impressionne son professeur de musique. Celui-ci lui confie la direction du choeur du lycée et lui permet même d'enseigner à sa place. C'est ainsi que George Georgescu débute officellement sa carrière vouée à la musique. Il n'achève pas ses études scolaires. Qu'importe ! Il apprend à jouer du violoncelle, fuit la maison paternelle et rejoint la capitale pour parfaire sa formation.

Le Conservatoire de Bucarest


C'est un jeune homme de dix-neuf années, aux cheveux longs et confiant en sa bonne étoile, qui s'inscrit en 1906 au Conservatoire de Bucarest. Il est trop âgé pour rejoindre la classe de violoncelle mais suivra les cours de contrebasse. Une fois encore George Georgescu surprend ses professeurs, par son talent de mélodiste qui parvient à faire chanter l'instrument d'une manière inouïe. Et surtout il ne manque pas passer l'occasion de remplacer au pied levé le chef titulaire de l'orchestre du Théâtre National. Le succès est si manifeste qu'il est confirmé à ce nouveau poste.

"Gogu", comme on l'appelle familièrement, sait imposer son mode de travail, sa très grande exigence envers les interprètes, et cela, même dans le répertoire léger de l'opérette. Il demande aux chanteurs de connaître leur partition et non plus de chanter "d'après l'oreille" comme cela était l'habitude. Pour être bien jouée, la musique - fût-elle réputée "facile" - réclame la plus grande précision.

Mais Georgescu reste avant tout un violoncelliste. A 23 ans, il est en mesure de jouer le grand répertoire - concertos de Dvořák, de Saint-Saëns... - en public. Il lui faut cependant rechercher à l'étranger la reconnaissance. En janvier 1911, le jeune homme diplômé du Conservatoire de Bucarest prend le train à la Gare du Nord pour la capitale prussienne.

Berlin


A Berlin, Georgescu fait le siège de la demeure d'Hugo Becker, l'un des plus fameux violoncellistes en activité. Le maître, assailli de prétendants venus des quatre coins du monde rechercher son enseignement, refuse un grand nombre de visites. Mais le jeune Roumain n'est pas du genre à se décourager et parvient enfin à s'introduire dans la demeure du virtuose, muni de son instrument.

Devant Becker attentif, il joue le solo d'un concerto de Camille Saint-Saëns. Le professeur n'est pas sans réserve à l'égard du jeu de Georgescu, bien au contraire. La technique laisse à désirer, toutes les bases sont à revoir. Il faudra travailler beaucoup, privilégier la cantilène, mettre la technique au service de la musique, et non l'inverse. Et par ailleurs renoncer aux cheveux longs, car ils "nuisent au son du violoncelle" !
Mais l'essentiel est là : Becker discerne en Georgescu un artiste hors du commun. Non seulement le jeune homme est un passionné, mais il possède toutes les capacités pour servir sa passion. Et voilà le jeune roumain admis dans le cercle très fermé des disciples du violoncelliste berlinois ! Bien des années plus tard, Georgescu confiera : "tout ce que je sais, je l'ai appris grâce à Hugo Becker".

Le maestro au sommet de son art

Le Quatuor Marteau


La réputation du jeune musicien croît rapidement. Il se lie d'amitié avec le jeune George Szell, futur immense directeur d'orchestre comme lui, rencontre Errico Caruso et le célèbre compositeur Richard Strauss. Hugo Becker ne cache pas son admiration pour son protégé, à tel point qu'il le propose comme son remplaçant au sein Quatuor Marteau.

Cette formation musicale a été fondée par Henri Marteau, violoniste né à Reims de père français et de mère allemande. Chose remarquable pour une époque volontiers nationaliste et revancharde, Marteau est très ouvert sur les musiques de tous les horizons. En grand défenseur de la musique contemporaine française, il donne la première audition du Concerto de Massenet et se rend outre-Atlantique faire applaudir le Concerto romantique de Benjamin Godard. En France, il défend Brahms (1) et d'autres compositeurs allemands. Il sillonne l'Europe et l'on retrouve même son nom à l'affiche d'un concert de Bucarest, en 1897.

A son poste de violoncelle du Quatuor Marteau, Georgescu réalise ses premières tournées internationales et affronte les publics de différentes cultures.

Guerre


Henri Marteau invite son nouveau collaborateur dans sa villa musicale de Lichtenberg, où il s'est installé pour mieux rayonner à travers le continent européen. Georgescu y rencontre le Bulgare Pancho Vladigherov, qui rendra hommage plusieurs fois dans ses compositions aux musiques roumaines. Mais le déclenchement de la première guerre mondiale interrompt net les activités du quatuor. Georgescu décide de reprendre son activité de soliste. Les critiques apprécient l'art d'un virtuose que l'on compare parfois à Pablo Casals.

L'année 1916 bouleverse pour toujours la carrière de Georgescu. Alors qu'il prend un train pour rejoindre un récital, la porte de la voiture lui glisse sur la main. La douleur n'est pas très vive mais l'oblige dans l'immédiat à annuler tous ses engagements. Les médecins ne sont pas très rassurants : peut-être la perte de sensibilité le cointraindra-t-elle à abandonner le violoncelle. Par ailleurs l'entrée en guerre de la Roumanie fait de lui un espion aux yeux des autorités allemandes et Georgescu est incarcéré un bref laps de temps dans une prison berlinoise ! Les milieux artistiques locaux interviennent rapidement et font libérer le musicien, qui doit tout de même se présenter deux fois par jour à la police. Mais sa main le fait toujours souffrir. Comment peut-il désormais exercer son art ?

Le Meisterschüller de Nikisch


La mésaventure de Georgescu est arrivée aux oreilles du grand chef austro-hongrois Arthur Nikisch. Pour Nikisch, Georgescu a toutes les qualités pour devenir un directeur d'orchestre hors du commun. Il s'en est ouvert à Richard Strauss, et eu l'occasion d'en juger par lui-même au cours de confrontations entre jeunes espoirs de la direction. Son opinion est mûre : Georgescu sera son "meisterschüller". C'est donc naturellement qu'il confie à son "élève-maître", pour ses débuts, rien moins que la prestigieuse Philharmonie de Berlin, l'un des meilleurs orchestres qui soient. Et c'est ainsi qu'en 1918, année si symbolique pour la nation roumaine qui récupère la Transylvanie, un jeune musicien pratiquement inconnu dans son propre pays obtient un immense succès à la tête des Berliner Philharmoniker.

L'affiche propose des oeuvres du Norvégien Grieg, du Russe Tchaikovski et de l'Allemand Richard Strauss. Ces deux derniers compositeurs reviendront très souvent et toujours avec le même bonheur au répertoire de Georgescu. Quelques mois plus tard, il accompagne avec la même formation un jeune pianiste né au Chili, Claudio Arrau, dont c'est la première apparition en public.

Philharmonie de Bucarest


Le 4 janvier 1920, George Georgescu est revenu dans son pays natal. Il s'apprête à diriger la Philharmonie de Bucarest. Personne n'imagine alors que c'est le début d'une liaison passionnée de plusieurs décennies.

La philharmonie est déjà un ensemble assez ancien. Wachman puis Dinicu se sont tour à tour efforcés de donner à la Roumanie le grand ensemble symphonique qu'elle mérite. Mais si le pays a d'excellents musiciens et des chorales de grande qualité, il manque encore d'expérience dans le domaine de la musique instrumentale "savante". De nombreux talents ont vu une carrière prometteuse compromise en restant au pays. C'est en partant de ce fait qu'Eduard Caudella, constatant l'extraordinaire intelligence artistique du jeune Enesco, avait conseillé à ses parents de l'éloigner de la Roumanie pour l'envoyer étudier à Vienne.

La famille royale est présente au premier concert dirigé par Georgescu. Le roi Ferdinand et la reine Maria sont des esthètes et voient d'emblée dans le jeune chef l'autorité qui saura enfin construire une formation symphonique d'élite, digne ambassadrice de la culture musicale roumaine à l'étranger. Le roi Ferdinand choisit de donner sa confiance à Georgescu. Il lui confie la mission de recruter à l'étranger des interprètes prestigieux qui pourront l'aider à faire de la philharmonie bucarestoise une formation d'envergure internationale.

Vers l'élite


Georgescu se rend à Vienne pour les auditions. Son but n'est pas seulement de juger la qualité artistique de ses futurs collaborateurs, mais de prendre en compte leur aptitude à s'intégrer aux exigences du jeu en orchestre. Parmi les instrumentistes qu'il repère et persuade de rejoindre la formation bucarestoise se trouve un hôte de choix, Iosif Prunner. Celui-ci est le premier contrebassiste des Concerts Colonne, l'un des meilleurs orchestres français.

Bientôt la philharmonie roumaine compte une centaine de musiciens. Année après année, concert après concert, Georgescu construit patiemment, avec abnégation, son orchestre. Il se préoccupe de tous les pupitres, s'astreint à les améliorer individuellement, attache une très grande importance aux répétitions. Il se souvient des conseils de ses maîtres et du fameux pianissimo d'Arthur Nikisch qu'il s'emploie à faire maîtriser par ses musiciens.

Le niveau de qualité atteint par l'orchestre lui permet d'inviter des chefs étrangers. Les Allemands Richard Strauss et Bruno Walter, l'Autrichien Felix Weingartner, le Tchécoslovaque Oskar Nedbal, les Français Gabriel Pierné et Vincent d'Indy viennent diriger la philharmonie. Tous se déclarent impressionnés par l'excellence des musiciens de Bucarest.

Milieux artistiques roumains


Georgescu ne limite pas son art à la musique symphonique. Dès 1921 on connaissait ses affinités par la Symphonie avec Choeurs de Beethoven, qu'il monte avec la société chorale Carmen. L'année suivante, il prend la direction de l'Opéra et se révèle un chef lyrique d'exception. Il dirige à la fois les classiques - ceux de Wagner lui sont chers - et les partitions du XXème siècle comme Salomé de Richard Strauss. Georgescu dirige l'Opéra de Bucarest de 1922 à 1926 puis pendant toute la décennie des années 1930.

La renaissance musicale des années 1920 est favorisée par l'action de Georges Enesco et du concours portant son nom, récompensant les jeunes compositeurs. Toute une école nationale voit le jour pendant cette période. Georgescu dirigera à d'innombrables reprises la musique roumaine contemporaine, celle de C. C. Nottara, Filip Lazăr, Mihail Jora, Mihai Andricu et tant d'autres compositeurs malheureusement si méconnus de ce côté-ci de l'Europe. Il s'investit pleinement dans son rôle pédagogique, offrant des séances gratuites pour les étudiants, fréquente assidûment les milieux artistiques bucarestois. Avec ses amis du cercle "ţambalagii" (joueurs de cymbalum), il se réunit dans la maison de Constantin Brǎiolu, l'infatigable collecteur de foklore, pour des soirées mémorables qui ne s'achèvent qu'au petit matin.

En tournée


L'étranger n'ignore rien de la réputation de Georgescu. La France l'accueille en 1921 pour une série de concerts encensés par la presse parisienne qui crie au génie. Il y reviendra en 1926, ce qui lui donnera l'occasion de rencontrer Igor Stravinsky, puis en 1929, où il remplacera au pied levé l'illustre Willem Mengelberg. A Vienne, Georgescu dirige Richard Strauss, suscitant de nouvelles critiques dithyrambiques de la part du féroce chroniqueur Julius Korngold. Pablo Casals l'invite à son tour à Barcelone, où le chef roumain est honoré par l'Union Musicale Espagnole de la capitale catalane.

Dès 1922, la Philharmonie de Bucarest et son chef attitré sont prêts à se mesurer aux publics étrangers. Pour la première tournée, les musiciens iront à Constantinople puis à Athènes. Une véritable expédition sur un navire au long cours, au départ de Constanţa ! Pour de nombreux musiciens c'est leur premier voyage d'importance. Au-delà de l'aspect artistique et du très bon accueil des mélomanes étrangers, le chef a conscience qu'une telle tournée a pour but de former un peu plus le groupe de ses musiciens, d'accroître la complicité des instrumentistes et de favoriser l'émergence d'une culture commune. Tous se souviendront très longtemps encore de cette première tournée en Méditerranée orientale.

L'Amérique


Année 1926. Georges Georgescu a sollicité un repos après plusieurs saisons éprouvantes avec la Philharmonie et l'Opéra. Il s'installe à Paris, rue de Miromesnil, apparaît à l'occasion à la tête de l'orchestre Colonne. Il apprend que la reine Maria de Roumanie, en route pour les Etats-Unis, passe par la capitale française. Georgescu décide de lui rendre ses hommage à la gare. La souveraine apprécie le geste. "Mais pourquoi ne viendriez-vous pas avec nous en Amérique ?" demande-t-elle soudain au musicien. Ce dernier, pris au dépourvu, hésite : il n'a pas les moyens, il n'a rien prévu, et que ferait-il là-bas ? La souveraine insiste. On ne refuse rien à la reine Maria ! Voilà Georgescu pour la première fois embarqué sur un transatlantique à destination de New-York. Là-bas, il n'a aucun engagement, aucun contact artistique. Mais le sort lui sera une nouvelle fois favorable.

Pendant une représentation au Carnegie Hall, il fait connaissance avec son voisin de loge. Cet homme charmant n'est autre qu'Arthur Judson, l'agent artistique d'Arturo Toscanini, reconnu comme étant le plus grand chef en activité. Lorsque, quelques jours plus tard, Toscanini éprouve une douleur au bras et renonce à diriger la fin de la saison 1926 à New York, Judson pense aussitôt à Georgescu. Mais auparavant il demande conseil à Richard Strauss : ce Roumain inconnu aux États-Unis a-t-il les épaules pour remplacer l'étoile des chefs d'orchestres ?

R. Strauss répond sans hésiter. Oui, Georges Georgescu saura relever le défi, le compositeur n'a pas de doute à ce sujet.

L'intéressé, lui, hésite beaucoup. Il y a de quoi ! Les Américains sont connaisseurs, la concurrence est âpre et de très haut niveau : des chefs comme Pierre Monteux, Willem Mengelberg ou Leopold Stokovski jouissent d'une immense estime. La partie est loin d'être gagnée.

Au poste de Toscanini


Mais Georgescu est l'homme de la situation. Il finit par accepter et on le retrouve dès décembre 1926 à la direction du New York Philharmonic. Au programme, Smetana, Schubert et Richard Strauss à qui il doit tant. La presse ne fait pas détail : voici un nouveau chef européen qui dorénavant comptera pour tous les mélomanes du Nouveau Monde ! Et aussi, pouvons-nous ajouter, pour ses musiciens, puisque parmi les membres de l'orchestre américain se trouve un artiste originaire de Hongrie, nommé Jenö Blau. Bientôt remarqué à son tour par Judson pour pallier une nouvelle défection de Toscanini, Blau - désormais connu sous le nom d'Eugene Ormandy - prendra la tête de l'Orchestre de Philadelphie. En 1958, Ormandy et son orchestre seront l'hôte de la capitale roumaine.

Le séjour américain de Georgescu dure plusieurs mois et se révèle être un succès sans tâche, même quand il reprend la direction d'une scène lyrique pour la Bohême de Puccini. Le défi est gagné.

Il prend le navire qui le ramène sur le vieux continent en compagnie de Toscanini et de sa fille Vanda. Le vieux chef italien, lui aussi ancien violoncelliste de talent, a accepté Georgescu dans le cercle restreint des artistes qu'il tolère à ses côtés. Un geste très significatif de la part d'une personnalité sans concession. Toscanini, s'il ne dirigea pratiquement pas de musique roumaine - une Rhapsodie d'Enesco, enregistrée en 1940 et menée à un train d'enfer, fait encore aujourd'hui courir les collectionneurs - rendra néanmoins hommage à un autre immense chef compatriote de Georgescu, Ionel Perlea.

Un chef européen et roumain


Auréolé de sa gloire américaine, il ne fait pas de doute que Georgescu fait partie des plus grands chefs. On admire ses interprétations de Beethoven, de Brahms, de R. Strauss, très rigoureuses et pourtant toujours si naturelles. On retrouve son nom au programme nombreux orchestres européens. Mais il n'oublie pas son pays. Les dix années de "sa" Philharmonie sont fêtées par un concert de mille exécutants !

En 1933, Georgescu épouse la jeune et très jolie Tutu. En dépit d'une différence d'age importante, le couple restera uni à travers les épreuves et Tutu Georgescu veillera toujours à ranimer le souvenir de l'immense artiste que fut son époux. Deux de ses livres, consacrés à ses mémoires musicales, parsemées d'anecdotes précieuses et volontiers spirituelles, ont servis de base à la présente synthèse (voir les sources).

Georgescu poursuit son action pédagogique, en organisant des festivals thématiques consacrés à des écoles nationales, tout en organisant une nouvelle tournée en Méditerranée orientale. L'orchestre et son chef sont devenus une référence. Pablo Casals, le "plus grand des violoncellistes" selon les dires de Georgescu en personne, rejoint la capitale roumaine pour plusieurs récitals mémorables, dont un au côté d'Enesco au violon pour le Double Concerto de Brahms.

Avant la catastrophe


Un séjour de Georgescu en Italie revêt une importance particulière. A Rome, Georgescu dirige la partition originale de l'extraordinaire opéra de Moussorgski, Boris Godounov, récemment redécouverte. Le chef roumain dirige aussi un poème symphonique intitulé Juventus de Victor de Sabata. On pourrait s'interroger aujourd'hui sur la signification de diriger une telle oeuvre dans l'Italie de Mussolini, si l'on ignorait que cette même pièce symphonique, apologie de la jeunesse exaltée, fut aussi âprement défendue par un Arturo Toscanini.

A la fin de la décennie 1930, Georgescu découvre en son compatriote Constantin Silvestri l'un des grands espoirs de la direction d'orchestre. L'avenir lui donnera raison, mais l'Europe est au bord du gouffre. La Philharmonie de Varsovie propose à Georgescu un poste de chef titulaire. Les musiciens polonais ne se doutaient pas que quelques mois plus tard, leur gouvernement en exil, pourchassé par les Nazis, trouverait refuge dans la capitale roumaine.

Les années de fer


Quand la seconde guerre mondiale éclate, la Roumanie s'engage, sous la férule du conducator Ion Antonescu, aux côtés des puissances de l'Axe. Bientôt, Georgescu et son orchestre sont réquisitionnés pour une tournée dans l'Europe dominée par les Nazis. Le jeune Dinu Lipatti, pianiste d'exception, filleuil d'Enesco et fils spirituel de Georgescu, accompagne la formation. Voilà que pendant que le monde s'embrase, un autre Roumain, encore adolescent, s'affirme comme un véritable maître du piano. Son nom est Valentin Gheorghiu. Après la guerre, il sera intégré à la Philharmonie de Bucarest.

Les critiques internationales sont une nouvelle fois laudatives. Un chroniqueur allemand compare avantageusement Georgescu au Néerlandais Mengelberg.

S'il faut naturellement observer une grande prudence envers la sincérité des chroniques musicales, volontiers inféodées à la propagande, un extraordinaire témoignage enregistré nous permet toutefois de constater l'excellence atteinte par les musiciens roumains. En effet, la Roumanie, de nouveau écartelée au profit de ses voisins hongrois (qui récupèrent une partie de la Transylvanie) et bulgare (annexion du "quadrilatère" de la Dobroudja méridionale), voit l'armée allemande déferler sur son territoire dès 1940. Officiellement, à la demande d'Antonescu qui réclame une protection du grand frère allemand. En vérité, pour mettre la main sur les ressources naturelles de la Roumanie - dont les exploitations pétrolières de Ploiesti - afin de préparer l'invasion de l'URSS.

La technique de pointe apportée par les Nazis à cette occasion, avec les tous nouveaux magnétophones à bandes, ont rendu possible l'enregistrement de la Philharmonie de Bucarest en 1942. Il s'agit de la première Symphonie et des deux Rhapsodies d'Enesco. On ne peut qu'être subjugué par l'engagement physique des musiciens, par le lyrisme inoui du mouvement lent de la symphonie. Le niveau de qualité atteint à cette époque par l'orchestre et son chef George Georgescu reste un sommet sans doute insurpassé dans l'histoire de cette formation. Il faut préciser que la première symphonie d'Enesco n'admet aucune demi-mesure : c'est une œuvre littéralement héroïque, même si elle est moins accessible que les deux célèbres Rhapsodies.

La fin de la guerre voit la Roumanie rejoindre le camp des Alliés. Les collaborateurs sont, comme ailleurs, pourchassés. Pendant trois années, Georgescu est écarté de son poste. Georges Enesco, alors en tournée à Moscou (printemps 1946), écrit personnellement au président de la VOKS pour prendre la défense de Georgescu. La VOKS, acronyme de Vsesoiuznoe Obshchestvo Kul'turnykh Sviazei s Zagranitsei, Société Universelle pour les relations culturelles avec les pays étrangers, était une sous-division de l'Agit-prop contrôlée par les communistes. Cette société faisait partie du plan d'offensive culturelle dirigée par les Soviétiques.

Réhabilitation


Le pays, libéré des nazis, tombe rapidement sous domination communiste. Malgré le soutien d'Enesco, Georgescu est accusé de complaisance envers l'ancien régime. Il est mis en retraite de la vie musicale. La Philharmonie de Bucarest est confiée à Constantin Silvestri, succédant à George Cocea et Emanoil Ciomac.

En 1947, George Georgescu réapparaît à la tête de l'orchestre de la radio roumaine. Il dirige aussi à Iaşi la Philharmonie Moldova et, rapidement, il se voit invité à l'étranger, à Prague, à Kiev. Les années noires n'ont pas réussi à effacer son souvenir. Et le 11 décembre 1953, le voilà officiellement convié à reprendre la direction de la Philharmonie de Bucarest, Silvestri étant nommé à la fois à l'Opéra et à l'orchestre de la radio. Le prestige de Georgescu était tel que le pouvoir ne pouvait que rendre au chef le poste qu'il avait occupé pendant 24 années couronnées de succès internationaux. Quant à Silvestri, cet autre artiste hors pair - et au style totalement différent - il fera une carrière d'exception en France et au Royaume-Uni, disparaissant prématurément à l'âge de 55 ans.

L'année 1954 voit donc Georgescu de nouveau prendre en main les destinées musicales du meilleur orchestre roumain. Mais en est-il réellement capable ? L'artiste a presque 70 ans et certains craignent que sa réapparation soit éphémère. L'avenir allait leur donner tort.

Une nouvelle jeunesse


Dix années sans diriger la Philharmonie de Bucarest ont laissé des traces. L'orchestre n'est plus le même, son niveau de qualité a baissé. Georgescu doit, une nouvelle fois, reconstruire, mois après mois, concert après concert, une formation qui peine à retrouver le niveau qu'elle avait atteint à la fin des années 30. Mais il n'est plus question, alors, d'aller à Vienne pour recruter des musiciens d'élite.

En mai 1955, la mort de Georges Enesco, scandaleusement oublié des cercles musicaux de l'après guerre, définitivement exilé de sa terre natale, bouleverse le monde musical roumain. Georgescu et son orchestre n'oublient pas la dette qu'ils doivent au plus grand de leurs musiciens. Désormais, l'orchestre de Bucarest prendra le nom de Philharmonie George Enescu.

Les efforts sont payants. Les tournées internationales peuvent reprendre. A Prague, Evguenii Mravinski, chef historique de la Philharmonie de Leningrad, reconnaît en Georgescu l'un des plus grands interprètes de Beethoven et - l'hommage mérite d'être apprécié - de Tchaikovski. En octobre 1956, le festival d'automne de Varsovie, consacré à la musique contemporaine, acclame 25 minutes durant les musiciens roumains. L'année suivante, Georgescu est autorisé à traverser le rideau de fer. Il est membre du concours parisien de piano Long-Thibaut mais ne perd pas l'occasion de se recueillir sur la tombe de Georges Enesco, au Père-Lachaise.

Grand froid


Cette même année 1957, la Philharmonie George Enescu se rend à Belgrade. Georgescu a demandé à un violoniste timide, du nom de Ion Voicu, d'être le soliste de la tournée. Le succès est si explosif que Ion Voicu doit jouer un bis, un second, encore un autre...rien n'y fait, le public yougoslave, debout et applaudissant à tout rompre, refuse de quitter la salle, même quand on la plonge dans l'obscurité. L'intervention des pompiers, lance d'incendie en main et menaçant de noyer la salle, sera nécessaire pour évacuer les auditeurs conquis par le jeu ensorcelant de ce violoniste à l'allure gauche. Il aura dû jouer sept bis ! Bien des années plus tard, Ion Voicu sera à son tour nommé à la tête de la Philharmonie George Enescu.

L'Italie et la Grèce réclament Georgescu mais une nouvelle tournée, cette fois-ci dans le Grand Nord, attend les musiciens de la Philharmonie. L'URSS, la Finlande puis la Suède accueillent les musiciens roumains par un temps polaire. Les mélomanes suédois plébiscitent la qualité des interprètes, étonnés de découvrir des musiciens d'exception. Il manque en effet à la Philharmonie de Bucarest un élément essentiel, les enregistrements qui auraient pu permettre d'attirer l'attention de l'étranger sur l'excellence de Georgescu et de ses musiciens.

A Moscou, Georgescu est dans le jury qui couronne le pianiste Van Cliburn, premier américain à être distingué au-delà du rideau de fer malgré la guerre froide. L'enthousiasme est si grand, les artistes russes si heureux de retrouver le chef roumain qu'un concert exceptionnel est improvisé, avec le concours du vieux complice Sviatoslav Richter.

Festival Enesco


1958. Georgescu s'engage tout entier dans la création d'un grand festival dédié à la mémoire de Georges Enesco. Le Festival Enesco sera une manifestation d'envergure internationale, à la fois série de concerts et concours de violon. Pour la première édition, il réunit Yehudi Menuhin et David Oistrakh dans le Double Concerto de Jean-Sébastien Bach. L'unique opéra d'Enesco, Oedipe, est dirigé par Constantin Silvestri. La tradition a été conservée jusqu'à aujourd'hui de jouer cette oeuvre fascinante à chaque nouvelle édition du Festival Enesco.

Le succès de cette entreprise n'altère en rien sa volonté de voyager. On le retrouve en Tchécoslovaquie, où son art subjugue ses confrères Václav Smetáček et George Sebastian, en Hongrie où il mène pour la première fois son orchestre devant un Zoltán Kodaly admiratif. Après de nouvelles visites en Pologne et en France, Georgescu est invité aux États-Unis. Il ne s'agit pas cette fois-ci d'un voyage improvisé mais d'une invitation officielle à diriger les grandes formations américaines. Les cercles musicaux américains voient désormais en Georgescu l'un des derniers héritiers de la tradition européenne de la direction d'orchestre. Parmi les oeuvres qu'il dirige, quelques miniatures symphoniques - véritables "joyaux" pour orchestre - du regretté Theodor Rogalski. Il est intéressant de noter qu'à New-York, Georgescu assiste à West Side Story, sur une musique de Leonard Bernstein.

Une vie de héros


De retour en Europe, Georgescu est fatigué, sujet à des angines de poitrine. Electrecord, la maison de disques roumaine, s'intéresse enfin à lui et enregistre l'intégrale des neuf symphonies de Beethoven. Un intérêt bien tardif pour un orchestre qui n'a plus le luxe d'avant-guerre et un chef épuisé par les sollicitations venues des quatre coins du monde. Le voilà reparti à travers l'Europe. A Milan, où il retrouve Wally, la fille de Toscanini, on lui présente le représentant de la firme de disque américaine RCA. Ce dernier lui propose un contrat d'enregistrement pour la saison 1963-64. Une série d'enregistrements qui ne verra jamais le jour, privant les mélomanes d'aujourd'hui de bien des témoignages précieux sur l'art de Georgescu...

C'est au cours d'une nouvelle tournée, en Allemagne de l'Est, que Georgescu subit une nouvelle attaque cardiaque. Bien que diminué il trouve la force de diriger un récital où le public découvre le violoniste français Christian Ferras. Georgescu, amené d'urgence à l'hôpital, s'éteint alors que la radio diffuse un extrait de l'un de ses concerts, Une vie de héros, le poème symphonique de Richard Strauss qu'il aimait tant.

Georgescu aujourd'hui


L'histoire de l'interprétation musicale est cruelle. De cet immense artiste, dépositaire d'une tradition ancestrale, le disque n'a retenu qu'une infime partie de son art, enregistré dans des conditions précaires.

Si sa vision, dans les symphonies de Beethoven, s'inscrit dans une tradition de rigueur germanique, on ne peut qu'admirer la fulgurance et le naturel des cordes, et la très grande virtuosité que le chef exige de ses violons. Sa direction, toujours très précise, est révélatrice de sa vision d'ensemble de la partition. Georgescu se refuse à bousculer les tempo et fuit les effets faciles. Ses crescendos ne sont jamais brutaux.

Si Georgescu affectionnait le grand répertoire germanique - ses interprétations de Beethoven, Brahms et R. Strauss faisaient autorité - et les oeuvres contemporaines roumaines, il a abordé toutes les époques. Seules les pages inspirées par Arnold Schönberg et l'école de Vienne semblent lui être restées étrangères.

On trouvera sur ce site une courte discographie. Ses récitals d'avant-guerre, et notamment ceux avec l'Opéra Roumain, n'ont hélas pas été enregistrés. Pire, plusieurs dizaines de bandes de radio auraient été effacées après sa mort, nous révèle son épouse Tutu. Peut-être reste-t-il d'autres témoignages dans les archives sonores européennes ou américaines... Dans cette attente les collectionneurs devront se satisfaire des quelques CD, souvent épuisés, consacrés au maître.


Notes

(1) Henri Marteau (1874-1934) joue le Concerto pour violon de Brahms à Angers en 1891, plus d’une décennie avant la prétendue « création française » par Lucien Durosoir (Cf. revue Angers-Artiste n° 25 de mars 1891 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5658624s/). On se demande comment tant d'écrits à prétention musicologique peuvent continuer à présenter Lucien Durosoir comme étant le créateur de ce Concerto en France, quand il suffit d'une paire de clics pour accéder aux archives qui démontrent la fausseté - et donc l'injustice - de cette assertion.



Extrait du programme d'Angers-Artiste, 28 mars 1891


Sources


  • Tutu George Georgescu, "George Georgescu", ediția a II-a revizuită şi adăugită, Bucureşti, Editura Muzicală, 2001
  • Tutu George Georgescu, "Amintiri dintr-un secol", Bucureşti, Editura Muzicală, 2001
  • Viorel Cosma (sous la direction de), "Dirijorul George Georgescu / Mărturii în contemporaneitate", Bucureşti, Editura Muzicală, 1987
  • Jean-Charles Hoffelé, notices pour la collection de CD "L'Art de George Georgescu", Lys