lundi 24 août 2009

Bucarest

Une ville à trous. Pas seulement dans les trottoirs, au beau milieu des rues ou dans les façades ; je parle de trous métaphoriques. Imaginez une morne banlieue aux murs recouverts de crasse, d’immenses boulevards bordés d’édifices laids. Là, des personnes sans passion se meuvent le long des murs, une vieille à la tête voilée fait la manche, des gamins malpropres se poursuivent en hurlant des cris tziganes. Quelques chiens faméliques et craintifs glissent leur nez au sein de poubelles éventrées. L’odeur sure des déchets n’oblige même pas les passants à un détour. Ici, c’est ainsi. Misère et fatalisme.

Un éclat : l’œil accroche le fronton d’une église. On ne la voit que depuis un certain angle. Un peu plus loin sur le trottoir, et seule l’immense et envahissante grisaille vient frapper le regard. Mais de là, en tournant les yeux, voici une merveille d’église orthodoxe. Elle est toute menue, écrasée entre deux géants de béton. Mais elle irradie sa beauté. Les églises orthodoxes ne sont jamais très grandes, ce qui ne fait qu’augmenter leur charme. Leurs murs sont bâtis de façon rugueuse mais régulière, comme l’écorce des conifères. Et au-dessus de leurs coupoles jumelles, des croix évidées servent de signal aux fidèles.

En dix ans j’ai vu la ville changer. Autrefois, des carrioles, des bêtes de trait disputaient le bitume aux Moskvitch brinquebalantes, le centre ville paraissait éventré par un bombardement et des dizaines de chiens suivaient le moindre de mes déplacements à travers le quartier de Lipscani. Aujourd’hui, fini les chevaux, et même les chiens se font rares, exterminés par une politique de salubrité de l’ancien maire. Des casinos sont apparus à chaque coin de rue, éclairant leur devanture d’une lumière joyeuse et factice. Mais la capitale roumaine est toujours un chantier, parsemé d’innombrables crevasses, de tas de pierres et d’excavations sauvages. La question : est-ce une ville laide en lente reconstruction, ou une ancienne cité agréable ensevelie sous une sauvage modernité, héritière des massacres communistes ? La ville est entre deux états. Vers lequel penche-t-elle ?

Une rue poussiéreuse. L’on ne distingue pas le trottoir de la chaussée : la bordure entre les deux est inexistante, ou plutôt a été détruite par le temps et la négligence. L’on progresse avec soin, s’enfonçant entre véhicules garés à même le mur et menus obstacles de moindre importance. Sans prémisses, un palais Belle-Époque surgit derrière un mur gris, entouré d’un parc élégant et d’un foisonnement de verdure. Les Roumains disent avec une pointe d’emphase : perioada interbelica. L’entre-deux guerres, époque aujourd’hui mythique où le pays réunifié avait sa voix au concert des nations, sans tutelle étrangère, s’efforçait de croître et de se construire un avenir souverain. Les efforts de la dictature n’ont pas tué la mémoire de cet âge trop court, mort sous la poussée des idéologies rouges-brunes.

En 2001 j’ai été invité par Radio România Internaţional au Festival Enescu. Les Roumains entretiennent d’étranges rapports avec leur plus grand compositeur. C’est l’homme de deux œuvres : les Rhapsodies. Le reste n’est ni connu, ni apprécié du grand public. Mais l’image d’Enesco est partout, orne des calicots déployés au-dessus des rues, d’immenses façades administratives, se déploie en banderoles gigantesques au long de l’Athénée. Je dis bien : l’image d’Enesco, au singulier. Car il ne s’agit que d’une seule image, toujours la même, reproduite chaque année à l’infini sur tous les supports : le maître de face, absorbé, la tête doucement inclinée et soutenue par la main droite aux doigts entrouverts. Pas d’illusion : aucune ferveur mélomane n’est à l’origine de ce culte. Enesco est un prétexte, un bouc émissaire. Faire connaître la Roumanie, inviter interprètes prestigieux et riches visiteurs, en un mot : flatter la population en lui faisant imaginer, l’espace de quelques concerts, qu’elle occupe le centre de l’attention internationale, voici la seule justification du Festival.

Musicalement, celui-ci est plutôt réussi. L’opéra Œdipe, rituellement donné à chaque édition, fut honoré avec une rare ferveur. A l’issue des ultimes mesures, le chef Christian Mandeal invita avec un parfait à-propos les musiciens de la philharmonie sur scène. Chacun, muni de son instrument, fut applaudi à l’égal des solistes vocaux. Je me souviens aussi, dans l’immense salle du Palais, bourrée à craquer malgré ses 6000 places assises, du récital de la Philharmonie de Vienne dirigée par Seiji Ozawa. Les symphonies de Mozart et Brahms furent accueillies dans un silence très relatif, les Roumains aimant bien discuter à voix basse en plein concert et même passer des coups de fil en chuchotant. Car la foule était là pour autre chose : la première rhapsodie d’Enesco. Fini les discussions susurrées : l’œuvre débuta dans un silence total. Pendant le dialogue des vents, je regardais mes voisins. Il y avait des cadres en costume cravate, mais aussi – les organisateurs ayant décidé de laisser ouvertes les portes du palais une fois installés les spectateurs munis d’un billet – des retraités, des adolescents en tee-shirt troués, des ouvriers droit sortis de leurs chantiers. Tous fixaient avec une attention intense l’orchestre viennois jouant leur musique emblématique. J’avais rarement vu une telle application dans l’écoute. Pas un ne bougeait ; le seul son provenait de l’estrade flanquée des deux sempiternelles images d’Enesco. La philharmonie s’employait à lisser la rhapsodie comme s’il se fût agit d’une valse viennoise, violons lustrés, cuivres polis. Ozawa faisait reluire son orchestre comme une somptueuse boîte à musique aux éclats moirés, policée mais sans la moindre fièvre pourtant si vitale à cette musique. Cette approche clinique n’effraya pas le public, qui à l’issue du dernier accord en tutti, ovationna farouchement les musiciens comme rarement ils l’avaient dû l’être, avec des vagues de rauque sauvagerie sans rapport aucun avec les traditionnelles demandes de bis - « une autre, une autre ! » - qui chez nous achèvent invariablement tous les récitals, même les plus médiocres.

Rien pour notre nation n’est comparable à la ferveur populaire des Roumains envers leur rhapsodie. Une musique que tout le monde connaît, sans considération de classe sociale ou d’âge. Mais alors, n’est-ce pas aussi le cas en France avec certains airs de Carmen ou encore le Boléro ? Non. Dans Carmen, Bizet imite l’Espagne. Ses airs ont beau être populaires, ils ne symbolisent pas la France. Ne parlons pas du Boléro, puisant selon les propres mots de Ravel son style plaintif et monotone dans les mélodies arabo-espagnoles. Berlioz, Gounod, Saint-Saëns et bien d’autres ont beau avoir écrit des musiques éloquentes et célèbres, aucune d’entre elles ne représente spontanément l’esprit français pour l’homme de la rue. Mais ce tour de force, Enesco l’a réalisé, pour sa propre nation.

J’avais mes habitudes à Bucarest. A deux pas de l’Université, j’allais dans une minuscule échoppe, tout en longueur. Mes explorations m’avaient appris qu’au fond, le long du mur de droite, s’entassaient des ouvrages musicaux et partitions, par dizaines, que l’on pouvait patiemment examiner et déchiffrer sous le regard bienveillant des employés. Les jours fastes j’ai pu acquérir pour quelques malheureux lei des biographies introuvables, quelques conducteurs (partitions d’orchestres) rarissimes et autres vestiges de la République Populaire sortis d’on ne sait quelle liquidation aveugle. Mais c’est fini. Cet été, à la place du bouquiniste, étincelait une boutique de jouets en plastique, avec dans sa devanture l’effigie criarde des derniers héros de Walt Disney.

J’avais déjà vécu pareilles déceptions. En 2003 ou 4, je m’aperçus que le Boema avait été remplacé par l’une de ces boutiques modernes sans âme où l’on va pour boire un café américain ou consommer des sushis, je ne sais plus trop. Non que j’étais un assidu du Boema, restaurant à l’ancienne mode, avec ses assiettes peintes et têtes de gibier défraîchies aux murs, et par-dessus-le marché aux qualités culinaires très discutables ; mais le lieu était porteur d’une véritable histoire, témoignage de cette légendaire perioada interbelica. Il y a plus : cet endroit (si l'on en croit l'écrivain Mircea Cărtărescu) était fréquenté par les services secrets communistes pour y fabriquer ces fameuses blagues que les Roumains aimaient à s’échanger pendant les années noires. Eh oui, les histoires de Bula sont aussi des filles de la Securitate…

Plus loin, dans Lipscani, centre ville historique que l’on parcourait autrefois comme un terrain vague en friche, l’on trouvait les meilleures placintas de la capitale, tourtes feuilletées aux bords rendus croustillants par une cuisson au caquelon. Le minuscule salon de thé était recouvert par une fresque de Mickey. Non, pas le personnage falot et insipide que nous connaissons aujourd’hui, mais le sympathique Mickey des origines aux grands yeux, mâtiné de Mortimer et pas encore perverti par la mièvrerie ; je me plaisais alors à imaginer les jeunes Bucarestois des années 30 se presser au comptoir exigu commander des citronnades et des parts de placinta, alors que la ville aux longues voitures brillantes s’animait au son des fox-trots et tangos de Jean Moscopol. C’est perdu. Aujourd’hui, une couche de peinture satinée a rénové le salon de thé. La dernière fois, j’ai demandé à la serveuse pourquoi la peinture de Mickey avait disparu. Elle a simplement haussé les épaules : « c’est plus moderne ainsi ».

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