mardi 11 décembre 2007

Caprice Roumain de Georges Enesco

L'univers d'Enesco possède de nombreux mystères. Pourquoi, par exemple, ce grand violoniste et immense compositeur n'a-t-il pas écrit de concerto pour son instrument ? L'étude de ses partitions inachevées a toutefois révélé le projet d'une partition de grande ampleur pour violon et orchestre, intitulée Caprice Roumain. Après une patiente et difficile reconstruction, Cornel Ţaranu et Şerban Lupu ont pu compléter l'oeuvre et la présenter au public : comme dans ses autres compositions, Enesco rend ici un hommage appuyé aux lautars de son pays tout en offrant le meilleur de son art aux mélomanes contemporains.


Lautars et musique contemporaine

Le Caprice Roumain affirme son "caractère populaire roumain", à l'instar d'autres grandes compositions d'Enesco. Le discours quasi ininterrompu du violon exploite toutes les techniques de l'instrument tout en sachant éviter toute complaisance artistique. A ce titre, cette oeuvre est voisine de la 3ème sonate et des Impressions d'Enfance, oeuvres phares de la production d'Enesco pour violon et piano.
Il convient de se méfier du titre un peu frivole de "Caprice" Roumain. L'oeuvre n'a rien d'une aimable pochade de cabaret. Il s'agit de musique "sérieuse" en ce sens qu'elle exige l'attention suivie de l'auditeur. Si nous sommes ici éloignés de l'image du compositeur des rhapsodies de jeunesse, la passion contenue dans cette partition n'en est que davantage émouvante.
Comme il l'a fait pour son opéra Oedipe, Enesco a porté en lui le Caprice Roumain pendant longtemps, très longtemps : plus de vingt années, autant dire une vie. Ses esquisses les plus anciennes datent de 1925, et il y a encore travaillé en 1949, sans pour autant réussir à l'achever. Le Caprice Roumain n'a jamais quitté les préoccupations du compositeur. Il se remettait à l'ouvrage pendant ses nombreuses tournées en Europe et aux États-Unis, élaborant progressivement une partition de grande ampleur en quatre mouvements, hommage d'un prodigieux souffle poétique à son pays natal et à ses musiciens populaires, comme ceux qui le fascinèrent tout jeune en Moldavie et qui décidèrent définitivement de sa passion pour la musique.


Rhapsodie pour le temps présent

Tout Enesco s'entend dès la première mesure : l'orchestre à l'unisson, un thème sombre et interrogateur, l'entrée discrète du violon tout en nuances. On comprend combien la forme de concerto est étrangère à cette musique : le soliste et l'orchestre dialoguent sans s'opposer, le violon s'offre des acrobaties délicates sur le cantus firmus d'un orchestre de taraf égrénant les rythmes populaires, se permettant de chanter à l'image d'un merle insouciant avant de rejoindre le discours de l'orchestre. On ne peut qu'admirer la richesse de la partition, miracle d'équilibre entre le folklore savant et le contemporain populaire : une rhapsodie pour le temps présent.


Extrait du caprice RoumainUn passage du solo (premier mouvement). Enesco a méticuleusement noté la moindre nuance du jeu du violon pour le faire sonner comme celui d'un véritable lautar.

Le court second mouvement est parcouru de bout en bout par le même rythme obsédant, typique des provinces de Transylvanie. Cette hora, danse dans laquelle, jadis, la ronde des villageois entourait le taraf en train de jouer, se teinte ici de discrète ironie. De la hora à la ronde des heures, inéluctable et fatale, dont les danseurs forment la figure, le violon occupe le point central. Musique du temps qui passe, musique de mort où seul l'art du lautar mérite de conserver quelque importance.

Le lento du troisième mouvement est l'une des plus belles musiques nocturnes qui soient. Le violon nous conte des légendes de la Moldavie oubliée, où à la tombée de la nuit les choses ne sont plus vraiment telles qu'on se les imagine, où les chemins mènent vers des contrées mystérieuses et hostiles, pays où l'on vous mettra en garde contre les revenants et la fille des bois aux pieds fourchus. Dor, douloureuse nostalgie d'un monde disparu. L'évocation d'Enesco mérite une place d'honneur au côté de celles de Béla Bartók.

Allegro molto vivace sur une mesure de 2/4, accord forte : le finale retrouve la fête populaire et son violon ensorcelant. Avec humour, le compositeur met en place les éléments du taraf qui s'accorde, nous mystifie par le contrechant des grandes flûtes et du hautbois, alors que le soliste s'essaye à quelques échappées vers l'extrême aigu avant de nous suprendre une nouvelle fois par une fuite en double croches, tout en faux semblants et en chausse-trapes alors que le thème principal n'a pas encore été exposé. Celui-ci surgit presque à notre insu : une cellule au rythme pointé de quatre notes, un rythme de danse bien évidemment que désormais l'orchestre et le soliste magnifieront jusqu'à l'apothéose.

Une reconstruction ardue

Au cours du Symposium Enesco de 1992, Wihelm Berger indiqua qu'il lui avait été donné l'occasion de voir un manuscrit complet du compositeur roumain, pour violon et orchestre. Le violoniste Şerban (Sherban) Lupu, interprète enthousiaste d'Enesco, se mit à la recherche de cette partition inédite et sollicita pour cela l'aide du compositeur Cornel Ţăranu. Celui-ci se plongea dans l'étude des manuscrits conservés au Musée Enesco de Bucarest mais ne trouva rien qui correspondît à la déclaration de Berger. Il mit à jour en revanche plusieurs passages d'une partition incomplète, le Caprice Roumain.
La reconstitution fut difficile étant donné qu'il manquait une partie de la partition et qu'Enesco avait pour habitude d'effectuer certaines modifications au cours de l'orchestration. Cependant, le matériel réuni pour le premier mouvement permit à Ţăranu d'achever cette tâche. Sur les insistances et les encouragements de Şerban Lupu, passionné par ce projet, la reconstitution et l'orchestration des deux mouvements suivants pu être mené à bien. Cette version en trois mouvement fut donnée en première audition à Cluj, le 2 octobre 1995, par Şerban Lupu et la Filarmonica Transilvania dirigée par Emil Simon.

Cette reconstitution ne fut pas entièrement satisfaisante. Ţăranu envisagea sans plus de bonheur d'intervertir les mouvements I et III avant de s'atteler, toujours avec le soutien de Şerban Lupu, à la restauration du finale. Cette opération semblait impossible en raison de la fin brutale du manuscrit après l'exposé du second thème, cependant au printemps 1996 Ţăranu contourna ce problème en déduisant la forme générale du mouvement d'après une série de détails. Il l'orchestra dans le même esprit que le reste du Caprice Roumain et fit appel à Şerban Lupu pour la prise en compte d'effets violonistiques présents dans le manuscrit original.

Sous cette nouvelle forme, l'oeuvre fut donnée par le même soliste et la Filarmonica Moldova de Iaşi sous la baguette de Camil Marinescu, le 21 mars 1997. Şerban Lupu l'enregistra enfin avec Cristian Mandeal à la tête de la Filarmonica "George Enescu" de Bucarest, pour la firme roumaine Electrecord (EDC324/325).


Le meilleur d'Enesco

Cela fait aujourd'hui 50 ans qu'Enesco a disparu. Son legs artistique est prestigieux et exigeant : n'est-il pas temps de considérer à sa vraie valeur cet artiste scandaleusement ignoré ? Son Caprice Roumain est peut être la meilleure des façons de pénétrer son univers. On ne comprend pas vraiment ce qui justifie la méconnaissance d'une telle oeuvre, si envoûtante et spirituelle, tellement proche de l'esprit des tarafs actuels et non moins remarquable que les oeuvres de Ravel (Tzigane pour violon et orchestre), Bartók et Bloch, voire Janáček et Martinů.

Il est permis de rester interdit devant le programme de nos grands concerts, proposant année après année les mêmes classiques du répertoire alors qu'un vaste continent de musiques du siècle passé reste encore ignoré de la grande majorité des mélomanes. La sécurité outrancière, la paresse intellectuelle, le doux confort de l'habitude ont-ils eu raison de l'esprit d'ouverture et de découverte qui devrait animer tout amoureux de la musique, a fortiori tout organisateur de concert ? L'intérêt pour Enesco dépassera-t-il le cadre un peu étriqué des commémorations de l'année 2005 ?

En 2014, ce n'est toujours pas le cas, semble-t-il.

Alain Chotil-Fani, mars 2005 (rév. 12/2013)

Sources

  • Disques Electrecord EDC324/325 (voir texte)

  • Partition du Caprice Roumain pour violon et orchestre, avec textes introductifs de Cornel Ţăranu et de Şerban Lupu, BUCUREŞTI, Editura Muzicală, ISBN 973-42-0384-3, 2004

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