Début du XXe siècle. Paris est devenue la capitale de l'Art. Alors que les courants musicaux s'affrontent à travers les élèves de Gabriel Fauré et de Vincent d'Indy, un jeune et talentueux Roumain, premier prix de violon au Conservatoire, compose deux étincelantes évocations de son pays natal. Avec ses Rhapsodies pour orchestre symphonique, Georges Enesco affirme son amour de la mélodie et son goût pour la seule beauté de la musique, loin d'un certain état d'esprit français avare de toute émotion jugée honteuse.
Première Rhapsodie Roumaine
Le mot rhapsodie désigne une œuvre savante formée sur des airs populaires. La première rhapsodie de Georges Enesco illustre parfaitement le genre. Le jeune musicien choisit de citer plusieurs mélodies de la campagne roumaine pour nous les présenter en une brillante guirlande.
L'introduction, en forme d'improvisation, est confiée aux bois. La clarinette chante d'emblée l'air bien connu Am un leu şi vreau să-l beu, auquel répond le hautbois.
Un leu (prononcer "léou" ; pluriel : lei) est, littéralement, un "lion". Dans cet air ce mot désigne une pièce de monnaie, autrefois frappée de cet animal. La mélodie nous dit donc : "J'ai un sou et je veux le boire". Une introduction prometteuse pour la fête qui s'annonce !
Les violons reprennent ce premier thème avant d'introduire la seconde musique populaire, la Hora lui Dobrică, c'est-à-dire la ronde de Dobrică (nom de famille). Nous sommes à 2'14'' dans l'enregistrement de Constantin Silvestri (voir les références en fin de page). Cette danse, très joliment orchestrée avec une écriture délicate des bois, se mêle à une nouvelle Hora à deux temps (2'47''), d'une grande noblesse.
L'ensemble de ce passage, avec l'intervention mélodieuse de l'alto (3'18'') reprenant la Hora lui Dobrică, est l'un des sommets de l'oeuvre.
La rhapsodie prend des accents dramatiques avec l'intervention de Mugur - mugurel (4'34''). Cette chanson au titre plutôt anodin ("bourgeon, petit bourgeon") est confiée aux cordes graves, dominée par la flûte. Mais l'optimisme reprend le dessus : les trémolos de l'orchestre (5'31'') se résolvent avec le guilleret Ciobănaşul, "le petit berger". Et ce n'est que le début : l'irrésistible "ronde des moulins" (Hora morii) est entonnée par la flûte (6'00''), rejointe par les bois complices, et enfin éclate l'un des thèmes les plus mémorables de cette première rhapsodie, par tout l'orchestre fortissimo, sur un rythme de Sârbă (6'58'').
Dès lors Enescu se plaît à harmoniser pour notre plus grande joie ces différents rythmes populaires, nous mystifiant par son art orchestral, par la beauté de ses thèmes et même par le sifflement des instruments (8'24''...), à l'imitation des danseurs nous invitant à participer à la fête...
L'intervention de l'air célèbre de l'alouette, Ciocârlia, passerait presque inaperçue dans ce luxe de sonorités. Le premier accord (avec cymbales) se situe à 7'37'', puis la mélodie se développe aux violons, ponctuée d'un contrechant discret des trompettes (effet extraordinaire, que tous les chefs n'arrivent pas à rendre convenablement, même dans certaines prétendues "références" discographiques !) puis bien entendu de la flûte-oiseau.
Cette belle effervescence court à sa perte. Après l'effondrement général "à la Ravel" (10'50''), le hautbois introduit une dernière danse, Jumătate de joc, pour une brève coda parachevant l'oeuvre. Jumătate de joc signifie moitié de danse - un ultime trait d'humour pour cette pièce gorgée de joie de vivre, qui a dû souverainement irriter quelques bien-pensants aux chastes oreilles.
L'introduction, en forme d'improvisation, est confiée aux bois. La clarinette chante d'emblée l'air bien connu Am un leu şi vreau să-l beu, auquel répond le hautbois.
Un leu (prononcer "léou" ; pluriel : lei) est, littéralement, un "lion". Dans cet air ce mot désigne une pièce de monnaie, autrefois frappée de cet animal. La mélodie nous dit donc : "J'ai un sou et je veux le boire". Une introduction prometteuse pour la fête qui s'annonce !
Les violons reprennent ce premier thème avant d'introduire la seconde musique populaire, la Hora lui Dobrică, c'est-à-dire la ronde de Dobrică (nom de famille). Nous sommes à 2'14'' dans l'enregistrement de Constantin Silvestri (voir les références en fin de page). Cette danse, très joliment orchestrée avec une écriture délicate des bois, se mêle à une nouvelle Hora à deux temps (2'47''), d'une grande noblesse.
L'ensemble de ce passage, avec l'intervention mélodieuse de l'alto (3'18'') reprenant la Hora lui Dobrică, est l'un des sommets de l'oeuvre.
La rhapsodie prend des accents dramatiques avec l'intervention de Mugur - mugurel (4'34''). Cette chanson au titre plutôt anodin ("bourgeon, petit bourgeon") est confiée aux cordes graves, dominée par la flûte. Mais l'optimisme reprend le dessus : les trémolos de l'orchestre (5'31'') se résolvent avec le guilleret Ciobănaşul, "le petit berger". Et ce n'est que le début : l'irrésistible "ronde des moulins" (Hora morii) est entonnée par la flûte (6'00''), rejointe par les bois complices, et enfin éclate l'un des thèmes les plus mémorables de cette première rhapsodie, par tout l'orchestre fortissimo, sur un rythme de Sârbă (6'58'').
Dès lors Enescu se plaît à harmoniser pour notre plus grande joie ces différents rythmes populaires, nous mystifiant par son art orchestral, par la beauté de ses thèmes et même par le sifflement des instruments (8'24''...), à l'imitation des danseurs nous invitant à participer à la fête...
L'intervention de l'air célèbre de l'alouette, Ciocârlia, passerait presque inaperçue dans ce luxe de sonorités. Le premier accord (avec cymbales) se situe à 7'37'', puis la mélodie se développe aux violons, ponctuée d'un contrechant discret des trompettes (effet extraordinaire, que tous les chefs n'arrivent pas à rendre convenablement, même dans certaines prétendues "références" discographiques !) puis bien entendu de la flûte-oiseau.
Cette belle effervescence court à sa perte. Après l'effondrement général "à la Ravel" (10'50''), le hautbois introduit une dernière danse, Jumătate de joc, pour une brève coda parachevant l'oeuvre. Jumătate de joc signifie moitié de danse - un ultime trait d'humour pour cette pièce gorgée de joie de vivre, qui a dû souverainement irriter quelques bien-pensants aux chastes oreilles.
Deuxième Rhapsodie Roumaine
Si le genre de la rhapsodie est censé faire appel à des airs folkloriques, nous sommes, avec cette seconde rhapsodie roumaine d'Enesco, devant un paradoxe. Nombreux sont les commentateurs, y compris l'auteur en personne, estimant que cette page est plus réussie et plus "authentiquement roumaine" que la première rhapsodie. Sans doute est-elle en effet plus raffinée, plus unitaire, mieux construite, et surtout plus émouvante avec cette expression de la doina si proche de la nostalgie chère au romantiques roumains, le fameux dor... Toutefois on aura ici un peu de mal à discerner l'authenticité du matériel thématique. Pascal Bentoiu parle d'éléments "banals comme ceux d'une balade de Flechtenmacher" (1) et pose la question : "où est le folklore ?"
La rhapsodie commence par un tutti de toutes les cordes, à l'unisson. Une introduction à opposer à celle de la première rhapsodie, confiée à un bois solo. Cette mélodie est tirée de la Sârba lui Pompieru, du moins c'est ainsi qu'Enesco l'a notée. Il semble que cet air ait été tiré d'un recueil de l'époque, dans lequel il était en réalité intitulé... Sârba pompierilor, une "danse de pompiers" ! Cette mélodie, sans attrait particulier mais ennoblie par la beauté de l'orchestration, est donnée deux fois.
Presqu'immédiatement (0'36'') un nouveau thème apparaît, aux violons : Pe a stânca neagra (Au sommet d'un roc noir).
Cette belle mélodie, tout en nuances, paisible, aussi généreusement vaste que le Danube à Brăila, tire son titre du premier vers d'un poème de Dimitrie Bolintineanu (1825 - 1872) : Muma lui Ştefan cel Mare, "la Mère d'Étienne le Grand". Tous les écoliers de Roumanie apprennent cette ode légendaire et patriotique (2).
Avec un peu d'application, il est assez facile de déclamer les paroles du poème de Bolintineanu sur cette mélodie :
(Rhapsodie : 1'35'')
(Crescendo 2'29'' à 2'35. On notera que les coups de timbales coïncident maintenant avec le récit, où Étienne le Grand, blessé et défait par les Turcs, vient taper à la porte du vieux château).
Un orologiu suna noaptea jumătate,
Une horloge sonne minuit,
În castel în poarta oare cine bate ?
A la porte du château, qui frappe donc ?
- Eu sunt, buna maica, fiul tau dorit ;
- C'est moi, chère maman, ton fils adoré ;
Eu, şi de la oaste, mă întorc ranit.
Moi, du combat je m'en reviens blessé.
Soarta noastră fuse cruda asta dată :
Las, notre destin fut cruel.
Mica mea oştire fuge sfărâmata.
Ma petite armée fuit, anéantie. (3)
A 3'30'' apparaît un motif de Doina. C'est la première fois qu'Enesco fait entendre ce type d'air de berger au résonances si nostalgiques. Les bois s'emparent de cette mélodie émouvante et dialoguent entre eux, sans que nous retrouvions l'insouciance un peu futile qui caractérisait la première rhapsodie. La Sârba lui Pompieru est de nouveau citée (4'39'') et, sur un tapis de trémolos, le cor anglais chante sur un ton "expressif et très douloureux" Văleu, lupu mă mănâncă. "Pauvre de moi, le loup me dévore !" (5'25'').
Apothéose dramatique, soudainement transformée en mode majeur avec de nouveau Pe a stânca neagra (7'08''). Le matériel thématique est habilement mis à profit avant d'entendre une dernière danse (notée "gaiement") par un violon solo (9'59). La rhapsodie se termine par une courte évocation de Ciocârlia et une ultime doina à la flûte.
La rhapsodie commence par un tutti de toutes les cordes, à l'unisson. Une introduction à opposer à celle de la première rhapsodie, confiée à un bois solo. Cette mélodie est tirée de la Sârba lui Pompieru, du moins c'est ainsi qu'Enesco l'a notée. Il semble que cet air ait été tiré d'un recueil de l'époque, dans lequel il était en réalité intitulé... Sârba pompierilor, une "danse de pompiers" ! Cette mélodie, sans attrait particulier mais ennoblie par la beauté de l'orchestration, est donnée deux fois.
Presqu'immédiatement (0'36'') un nouveau thème apparaît, aux violons : Pe a stânca neagra (Au sommet d'un roc noir).
Cette belle mélodie, tout en nuances, paisible, aussi généreusement vaste que le Danube à Brăila, tire son titre du premier vers d'un poème de Dimitrie Bolintineanu (1825 - 1872) : Muma lui Ştefan cel Mare, "la Mère d'Étienne le Grand". Tous les écoliers de Roumanie apprennent cette ode légendaire et patriotique (2).
Avec un peu d'application, il est assez facile de déclamer les paroles du poème de Bolintineanu sur cette mélodie :
Pe o stânca neagră, într-un vechi castel,
Au sommet d'un roc noir, dans un vieux château,
Unde cura-n vale un râu mititel,
D'où s'élance vers la vallée un petit torrent,
Plânge şi suspina tânara domniţa
Larmoie et soupire une jeune demoiselle
Dulce si suava ca o garofiţa,
Douce et tendre comme une fleur gracieuse,
Căci în batalie soţul ei dorit
Depuis qu'à la guerre son époux adoré
A plecat cu oastea si n-a mai venit.
S'en est allé sans jamais revenir.
(Rhapsodie : 1'35'')
Ochii sai albastri ard în lacrimele
Ses yeux bleus fondent en larmes
Cum lucesc în roua doua viorele ;
Et brillent comme deux violettes sous la rosée ;
Buclele-i de aur cad pe albu-i sân ;
Ses boucles d'or tombent sur son sein blanc ;
Rozele si crinii pe faţa-i se-ngân.
Roses et lys sur son visage s'unissent.
Insa doamna soacră lângă ea veghează
Sur elle veille sa belle-mère
Şi cu dulci cuvinte o imbarbatează.
Qui avec des mots tendres la réconforte.
(Crescendo 2'29'' à 2'35. On notera que les coups de timbales coïncident maintenant avec le récit, où Étienne le Grand, blessé et défait par les Turcs, vient taper à la porte du vieux château).
Un orologiu suna noaptea jumătate,
Une horloge sonne minuit,
În castel în poarta oare cine bate ?
A la porte du château, qui frappe donc ?
- Eu sunt, buna maica, fiul tau dorit ;
- C'est moi, chère maman, ton fils adoré ;
Eu, şi de la oaste, mă întorc ranit.
Moi, du combat je m'en reviens blessé.
Soarta noastră fuse cruda asta dată :
Las, notre destin fut cruel.
Mica mea oştire fuge sfărâmata.
Ma petite armée fuit, anéantie. (3)
A 3'30'' apparaît un motif de Doina. C'est la première fois qu'Enesco fait entendre ce type d'air de berger au résonances si nostalgiques. Les bois s'emparent de cette mélodie émouvante et dialoguent entre eux, sans que nous retrouvions l'insouciance un peu futile qui caractérisait la première rhapsodie. La Sârba lui Pompieru est de nouveau citée (4'39'') et, sur un tapis de trémolos, le cor anglais chante sur un ton "expressif et très douloureux" Văleu, lupu mă mănâncă. "Pauvre de moi, le loup me dévore !" (5'25'').
Apothéose dramatique, soudainement transformée en mode majeur avec de nouveau Pe a stânca neagra (7'08''). Le matériel thématique est habilement mis à profit avant d'entendre une dernière danse (notée "gaiement") par un violon solo (9'59). La rhapsodie se termine par une courte évocation de Ciocârlia et une ultime doina à la flûte.
Notes
(1) Alexandru Flechtenmacher (1823-1898), violoniste, compositeur et pédagogue, l'un des plus grands animateurs de la vie musicale roumaine de cette époque. Il est, comme Enesco, originaire de Moldavie.
(2) Épisode légendaire
Fin du mois de juillet 1476. Étienne le Grand revient blessé du combat contre les Turcs à Valea Albă. Son armée est en déroute et il retourne au château où l'attendent son épouse et sa mère. Cette dernière refuse d'accueillir son fils vaincu : il doit, "pour son bien comme pour celui du peuple", continuer le combat.
Étienne le Grand lève une armée de bergers, de chasseurs et forgerons, retourne le sort et sonne le début de la reconquête - "la nation se réveille enfin".
Étienne le Grand lève une armée de bergers, de chasseurs et forgerons, retourne le sort et sonne le début de la reconquête - "la nation se réveille enfin".
(3) Sur le poème de Dimitrie Bolintineanu
Traduction personnelle sans aucune prétention littéraire. Il s'agit ici de relever à quel point ce poème, encore aujourd'hui très populaire en terre roumaine, puise sa force au fin fond des légendes patriotiques. Comme très souvent, l'ennemi turc se voit combattu par les valeureux défenseurs de l'Europe chrétienne, ici incarné par le héros Ştefan cel Mare, Étienne le Grand. Enesco ne pouvait qu'être sensible à cette puissante évocation qui se ressent dans sa musique au souffle véritablement légendaire.
Ce poème a inspiré Gheorghe Dima (1847-1925) pour une ballade pour basse, mezzo-soprano, choeur mixte et accompagnement d'orchestre ou de piano, écrite en 1884. Enesco fait-il appel à cette oeuvre dans sa seconde rhapsodie ? La question reste ouverte.
Traduction personnelle sans aucune prétention littéraire. Il s'agit ici de relever à quel point ce poème, encore aujourd'hui très populaire en terre roumaine, puise sa force au fin fond des légendes patriotiques. Comme très souvent, l'ennemi turc se voit combattu par les valeureux défenseurs de l'Europe chrétienne, ici incarné par le héros Ştefan cel Mare, Étienne le Grand. Enesco ne pouvait qu'être sensible à cette puissante évocation qui se ressent dans sa musique au souffle véritablement légendaire.
Ce poème a inspiré Gheorghe Dima (1847-1925) pour une ballade pour basse, mezzo-soprano, choeur mixte et accompagnement d'orchestre ou de piano, écrite en 1884. Enesco fait-il appel à cette oeuvre dans sa seconde rhapsodie ? La question reste ouverte.
Sources
- BENTOIU Pascal, "Capodopere enesciene", BUCUREŞTI, Editura Muzicală ISBN 973-42-0231-6, 1999
- COSMA Viorel, "Muzicieni din România vol. II", BUCUREŞTI, Editura Muzicală ISBN 973-42-0230-8, 1999
- Ravel/Lalo/Enescu par l'orchestre Philharmonique Tchèque, dirigé par Constantin Silvestri (1953 et 1956). CD Supraphon SU 3514-2 001
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