jeudi 6 décembre 2007

Hora, danse nationale

Prenons au hasard n'importe quel disque de musique folklorique roumaine. Parmi la liste des danses proposées nous remarquerons sans aucun doute des musiques intitulées hora. Ce nom désigne une ronde, figure chorégraphique champêtre où tous les danseurs se tiennent par la main. Ainsi l'unité du village était-elle affirmée au fil du temps qui s'écoule. Mais la hora ancestrale devait prendre une autre dimension : avec les temps modernes, elle accompagne désormais l'émergence du sentiment national roumain et illustre, dès le XIXe siècle, les efforts d'un pays pour tenir son rang au concert des nations.

Ronde autour des lautarii


Imaginons-nous en pays roumain, il y a un siècle. Aujourd'hui c'est dimanche de Pâques. Il est quatre heures : jeunes gens et demoiselles du lieu s'assemblent au centre du village. Ils ont tous revêtu de magnifiques broderies. Un petit orchestre composé d'une cornemuse, d'un violon et d'un cymbalum, fait entendre les premières mesures d'une hora. Un grande ronde se forme autour des musiciens, alors que les garçons arrangent une dernière fois leur costume.

Tous les danseurs se tiennent par la main, font un pas en arrière, l'autre devant, trois à gauche et cinq à droite - et recommencent.



L'harmonieux mouvement des danseurs donne le sentiment d'un profond naturel. Parmi les demoiselles l'on remarque la toute première apparition de jeunes filles à marier. Pour elles, cette première hora pascale est un événement de grande importance. Avec quelle impatience ont-elle attendu cette date ! Les jeunes garçons profitent de la ronde pour les observer, et montrer leur meilleur sourire aux plus jolies d'entre elles.

Parfois, grisé par la cérémonie, un danseur se met à improviser des paroles sur la musique :

A celui qui n'aime pas les horas
Que le feu lui prenne aux champs,
Que la maladie l'emporte
Que les hiboux l'aveuglent
Que les bêtes sauvages le dévorent.
Et que celui qui a inventé les danses
Entre au Paradis fleuri.


Mais qui a inventé la hora ?


La hora et les "éveilleurs"



Bien entendu, les musiques et danses traditionnelles n'ont pas d'inventeur. Mais elles ont, parfois de longue date, leurs chroniqueurs.

La première mention de la hora est due à l'encyclopédiste Dimitrie Cantemir dans sa Descriptio Moldaviae, en 1716. Ce n'est certainement pas un hasard si cet ouvrage est proche dans le temps de la toute première description des musiciens populaires, les lautarii : celle-ci date de 1688 et apparaît dans la Biblia de Bucarest, de Şerban Cantacuzino. La hora est aussi observée et décrite au siècle suivant par Franz-Josef Sulzer (Geschichte des transalpinischens Daciens, das ist des Walachen, Moldau und Bessarabiens, Vienne 1781-1792).

Au XIXème siècle, le Printemps des peuples encourage l'étude des cultures nationales. Deux années après les mouvements révolutionnaires, en 1850, Anton Pann note onze mélodies de horas dans son Spitalul amorului (ou Cântatorul dorului). Selon son exemple, beaucoup d'auteurs de la seconde partie du siècle réalisent à leur tour des recueils de ces danses populaires : Carl Mikuli, Teodor T. Burada, Dimitrie Vulpian (Leipzig, 1886), Hélène Sevastos, Antonio Sequens, Tiberiu Brediceanu, Pompilieu Pârvesco, etc., jusqu'à Béla Bartók qui publie en 1918 ses Danses populaires roumaines et la musique populaire roumaine de Maramures. Mais il n'est pas le premier compositeur à se pencher sur les trésors mélodiques de la Roumanie.

Codex Căioni (XVIIe siècle)


L'ecclésiastique roumain de Transylvanie Ion Căianu (1629?-1687) collecte de nombreux airs de l'époque qu'il réunit dans plusieurs recueils. Le codex qui porte son nom, en trois volumes, comprend aussi bien des musiques de compositeurs identifiés que d'autres restés anonymes. Il s'agit d'un témoignage de première importance sur la musique dans cette partie de l'Europe.



On trouve dans le Codex Căioni des musiques à danser, sans doute à l'origine des horas que décrira bientôt Dimitrie Cantemir. Cela est le cas pour cette Danse Valaque, dernière partie de la suite pour cordes et timbales que Doru Popovici compose en 1968 d'après des pièces du recueil de Căianu.

Romantiques (XIXe siècle)


Alexandru Flechtenmacher (1823 - 1898) était un des plus grands compositeurs roumains de son temps. Son oeuvre est tombé dans les oubliettes de l'histoire musicale, à la notable exception d'une composition patriotique : la Hora de l'union (Hora unirii). Une danse composée pour célébrer l'union en 1859 de deux provinces roumaines, la Moldavie et Valachie, sous la férule de Ion Cuza. Aujourd'hui encore cette musique reste connue. Elle est jouée à toutes les manifestations patriotiques, et notamment chaque 24 janvier, jour anniversaire de l'union, accompagnée de vers de Vasile Alecsandri :

Hai să dăm mână cu mână
Allons, donnons-nous la main
Cei cu inimă română,
Nous, ceux à l'âme roumaine
Să-nvârtim hora frăţiei
Tournons dans cette ronde fraternelle
Pe pământul României !
Sur la terre de la Roumanie !




Les mélomanes curieux peuvent se faire une autre idée de Flechtenmacher en écoutant son Ouverture Nationale Moldave - le titre original est en français, langue des droits de l'homme. Cette pièce enflamme les foules en 1847. Flechtenmacher utilise ici, peut-être pour la première fois dans la musique de son pays, de véritables danses populaires où la hora tient un rôle de premier plan. Trente années plus tard, George Ştephanescu, élève du Conservatoire de Paris, compose lui aussi une Ouverture Nationale (Uvertura Naţionala, 1876).

Ciprian Porumbescu, "éveilleur" patriotique disparu dans sa trentième année, a eu le temps d'honorer la hora dans de brèves pièces pour piano (Hora Braşovului, de Braşov ; Hora Detrunchiaţilor) et surtout dans le recueil qu'il fait éditer à compte d'auteur à Vienne en 1880. Cette "collection de chansons sociales pour les étudiants roumains" (Colecţiune de cantece sociale pentru studenţii romăni) mélange curieusement les airs populaires étudiants bien connus (comme le Gaudeamus Igitur) et les chansons patriotiques (Cântecul tricolorului, le chant des trois couleurs, deviendra l'hymne national de la Roumanie Socialiste). L'une d'entre elles (n. 5 dans le recueil) est simplement intitulée Hora.

Parmi les romantiques l'on ne saurait oublier Eduard Caudella, compositeur sans génie mais  l'un des plus grands animateurs de la musique de son pays. Ses œuvres (Souvenir des Carpates, ouverture Moldova...) font appel aux rythmes et harmonies populaires roumains.

Tournant du siècle (fin XIXème - début XXème)


La plus célèbre oeuvre roumaine du répertoire reste la première rhapsodie d'Enesco, qui cite textuellement plusieurs horas. Georges Enesco a déjà utilisé des danses populaires dans la dernière partie de son Poème Roumain opus 1. Bien des années plus tard, il consacrera à cette danse le très original second mouvement de son Caprice Roumain pour violon et orchestre, resté inachevé mais que de récents travaux ont permis de restaurer.

Grigoraş Dinicu compose avec sa brève Hora Staccato une pièce qui sera dorénavant au répertoire de tous les virtuoses du violon. Fritz Kreisler en réalisera un arrangement célèbre pour violon et piano, et le Bulgare Pancho Vladigerov proposera sa propre orchestration pour ensemble symphonique.



La Hora Marţisorului du même Dinicu s'adresse de nouveau aux virtuoses... en très grande forme s'ils veulent arriver au bout des cinq minutes et vingt-neuf secondes de cette pièce frénétique et non dénuée d'humour. Avec cette ronde du martisor, Dinicu illustre cette coutume roumaine du 1er mars (que l'on retrouve ailleurs dans les Balkans) qui voient les proches s'échanger des petits objets colorés et symboliques (gare au jeune garçon qui oublierait de faire parvenir un martisor à sa bien-aimée !). Le printemps roumain qui "éclate comme un coup de canon" (Paul Morand) mérite bien cette entrée en fanfare.

XXème siècle


Un compositeur comme Theodor Rogalski a donné la preuve que l'école moderne de composition roumaine, inlassablement encouragée par Georges Enesco, survivrait à la disparition de ce dernier. Sa Hora din Muntenia pour orchestre symphonique, si habilement orchestrée, rend un hommage spirituel aux "pères fondateurs du genre", Dinicu et Enesco.

La vie de Tiberiu Brediceanu, déjà cité, embrasse une vaste partie de l'histoire de la musique récente : il naît alors que Brahms compose sa deuxième symphonie en ré majeur (1877) et disparaît l'année de Nomos Gamma de Xenakis (1968)... On comprend mieux l'audace toute relative de ses quatre danses symphoniques de 1951, joliment introduites par une hora pétrie de tendresse et de bonne humeur.



L'école de composition roumaine du XXème siècle est d'une richesse inépuisable. Des nombreux auteurs ayant parvenu à se forger un langage propre, héritier d'une tradition ancestrale et des techniques modernes, en France nous ne savons rien ou presque. Ce court article ne fait qu'effleurer le projet, mais les amateurs trouveront d'autre matériel en parcourant le site http://souvenirsdescarpates.blogspot.com..

Mais sait-on que certains mélomanes français avaient eu connaissance de horas roumaines dès le XIXème siècle ?

Horas françaises


Ville d'Angers, 1887. Alors que le public de la ville accourt au Festival Hongrois organisé par Alexandre (Sandor) de Bertha, espérant retrouver les émotions suscitées une année plus tôt par la création française du Capriccio Italien de Tchaïkovski, Jules Bordier (1846-1896) sacrifie au goût ambiant pour l'exotisme d'Europe Centrale en composant une hora romaneasca. L'intérêt pour les musiques d'ailleurs est confirmé à l'Exposition Universelle de 1889 où l'on remarque une troupe de danseurs roumains tout droit débarquée de Moldo-Valaquie.



J. A. Wiernberger, chroniqueur au Guide Musical, écrit cette même année 1889 une rhapsodie roumaine pour piano à quatre mains, éclipsée par les Gnossiennes qu'Erik Satie compose sous l'inspiration des musiques populaires roumaines entendues à l'Exposition. En 1894, Lucien Lambert écrit sa Légende Roumaine. Se souvient-il de la Danse roumaine de Charles Gounod, récemment disparu ? Plusieurs décennies plus tard, Joseph Canteloube confiera lui aussi au piano quelques Danses Roumaines d'après des thèmes réunis par Michel Vulpesco.

Des danseurs et musiciens roumains reviennent à la grande Exposition Universelle de 1900. Mais cette fois-ci, l'événement s'accompagne de l'exhibition d'une partition de hora encore inédite.

Une Hora à l'Exposition Universelle de Paris, 1900


A la demande de Charles Malherbe, archiviste de l'Opéra de Paris et grand collectionneur d'autographes, des compositeurs du monde entier lui font parvenir des partitions manuscrites. La collecte est un succès. Des partitions proviennent de tous les pays, du continent américain, d'Asie, du Moyen-Orient... et bien entendu d'Europe.

Caudella envoie sa première Feuille d'album de l'opus 28, Dimitrescu une danse villageoise pour violoncelle et piano, Enesco l'adagio de sa Suite dans le Style ancien, Stan Golestan un Lamento pour violoncelle et piano, Klenek un Impromptu pour piano, Wachmann un choeur pour voix d'hommes O Di de Ernă (un Jour d'Hiver).


Ştephanescu, lui, fait parvenir une oeuvre intitulée Visul, c'est-à-dire le Rêve. Il a noté le tempo : Andantino (tempo di hora) et précise en français, au bas de sa partition : Hora, danse nationale.

La Hora du général Berthelot

Hora, danse nationale.

La Hora Unirii de Flechtenmacher célébrait l'union de Valaquie et de la Moldavie. En 1918, la Transylvanie rejoint à son tour la Roumanie. Pour le premier anniversaire de cet événement, l'archevêque Basile Saftu et des militaires français se retrouvent à Braşov devant le lycée Andrei Şaguna.

L'archevêque tend la main droite au général Louis Berthelot ; ce dernier voit sa main libre empruntée par une jolie paysanne revêtue de broderies délicates. Une ronde se forme. Un violon, une cornemuse et un cymbalum entonnent la Hora unirii. La guirlande de paysans roumains, de militaires français et de dignitaires orthodoxes ébauche un mouvement harmonieux. Un pas en arrière, l'autre devant, trois à gauche et cinq à droite. La vie recommence.



Alain Chotil-Fani, rév. avril 2014

Sources

  • COLLECTIF, Autographes de musiciens contemporains, fonds Malherbe 1900, Bibliothèque nationale de France
  • COLLECTIF, notices des CD de la collection "Creaţii simfonice româneşti" vol. 1-12, BUCAREST, UCMR
  • Le Ménestrel, collection 1890-1904
  • LUPU Serban, "Arta lăutarilor", BUCAREST, Editura "Casa Radio", 2003
  • NICOLESCO-VARONE Georges, "Les danses populaires roumaines", BUCAREST, Imprimerie du Séminaire Monacal Cernica du District Ilfov, 1933

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