lundi 6 juillet 2009

Raretés d'Enesco en CD

Un CD récent du label Forgotten Records propose des enregistrements rares de Bach et Beethoven par Enesco. Cette nouvelle parution nous donne l'occasion d'évoquer l'art du maître roumain de l'après-guerre avec deux de ses compositeurs de prédilection.


Bach et Enesco : loin d'une simple rencontre de compositeur à interprète, il faut ici célébrer la passion qui fit allier, au-delà des âges, le père de toutes les musiques à l'un des plus talentueux musiciens du XXe siècle. Plus qu'une passion, une fusion. Bach, la musique même, dans sa complexe évidence, son inépuisable contrepoint, ses mises en abymes défiant l'esprit. Et Enesco, natif d'un temps où la virtuosité était un but et non un moyen, mais sachant si tôt éluder pareille chausse-trape pour servir la musique telle qu'elle devrait être. Sans fard, intelligente, belle.

Certes, jamais Bach n'a quitté le pupitre d'une élite éclairée, n'en déplaise aux marchands de kitsch pour qui le maître ne devrait sa renaissance qu'après des décennies de ténèbres. N'empêche ! Busoni doit le romantiser pour convaincre, Casals lui-même était partisan d'une approche très personnelle et si marquée par le goût de l'époque. Plus tard, Stokowski osera philharmoniser Bach et accompagner même les images déjà sirupeuses de Walt Disney.

Rien de cela chez Enesco. Sa vision de Bach est à la fois datée et intemporelle. Datée ? Oui. Le terme ne se veut pas péjoratif. Il dénote que sous sa direction, les Concertos Brandebourgeois résonnent comme un témoignage des années 1950. Oserait-on encore aujourd'hui jouer le BWV 1050 comme le faisaient Jean-Pierre Rampal, Christian Ferras et Céliny Chailley-Richez ? Une flûte moderne ? Un violon non baroque ? Sacrilège ! Et que dire de l'anachronique piano ?

Intemporelle. Les musiciens de l'Association des Concerts de Chambre de Paris prouvent combien cette musique réfléchit (tel un miroir d'intelligence) la passion qu'on met en elle. Leur vision, sous la baguette du vieil Enesco, respire une joie séraphique. Le tempo est juste lent : un peu moins vif, et l'ennui s'installerait. Mais un peu plus rapide, et les harmonies se télescoperaient entre elles, dénaturant le message musical. Le maître roumain n'oublie pas que les instruments de Bach étaient moins faciles à manipuler, que cette musique était écrite pour de grandes salles voûtées où l'écho avait son rôle. Alors, accélérer la battue ne serait pas souhaitable, quoique rendu possible par la facture contemporaine. De la musique avant toute chose.

Le pianiste Charles Rosen, je crois, narrait avec talent la qualité de la musique de Bach si remarquable par ce qu'elle suggère - ce qui explique pourquoi des traitements propres à défigurer d'autres compositeurs conviennent sans grand dommage aux partitions du Kantor. J'apprécie au plus haut point les musiciens baroqueux (terme, en revanche, qui me révulse), mais cela ne me privera jamais du plaisir de goûter l'art si précieux d'Enesco et de ses musiciens. Faut-il se féliciter de vivre à une époque où le choix n'est imposé ni par l'offre, ni par la doxa !

Le CD Forgotten Record reprend deux parutions Decca (BWV 1044 et BWV 1050), déjà reportées par le label canadien Oryx (BHP 907), qui propose en plus le BWV 1057 pour piano et deux flûtes. Le report des deux labels est réalisé avec soin. Tout au plus ai-je noté, sur mon installation, quelques passages du Forgotten Records où le diamant semble "accrocher" le sillon.

Forgotten Records offre en complément une rareté d'Enesco, cette-fois ci en tant que violoniste. Il convient de rappeler que ce musicien exceptionnel a peu enregistré, et qu'il a mal enregistré : quand il était jeune, la technique de captation sonore était immature ; plus tard, c'est lui-même qui sombrait dans un âge marqué par la maladie et les douleurs articulaires. C'est, hélas ! la situation quand il accepte de confier à Colombia sa vision de la Sonate à Kreutzer, avec la pianiste Celiny Challey-Richez,  sa complice historique. Attaques approximatives, tenue des notes défaillante, virtuosité en défaut ; mais aussi : refus du vibrato si facile, pas de pathos, une vitalité omniprésente. Même diminué, Enesco prouve sa capacité à chanter comme il se doit, à honorer la mémoire du serviteur qu'il n'a jamais cessé d'être. Nous sommes en 1952, déjà. Avant trois années, le musicien ne sera plus. Ce témoignage n'est pas de ceux que l'on écoute pour aborder Beethoven. Là n'est pas son objet ; il s'adresse aux admirateurs du maître roumain, curieux de discerner malgré l'âge et la maladie ce qui fait l'art unique d'un violoniste si rare.

J'avais trouvé à Bucarest un CD local avec le même enregistrement, accompagné de la 2e Sonate de Schumann, toujours avec Chailley-Richez, et l'Andante de la sonate BWV 1003 de Bach. Dois-je le dire ? le report est très nettement en faveur de Forgotten Records. Le CD roumain a bénéficié selon les mots mêmes de Ana-Maria Avram d'un traitement informatisé créé par elle-même et utilisé ici "en première mondiale". Mais le "No noise" (nettoyage des bruits parasites) donne à entendre les musiciens comme au sortir d'une fosse étroite : spectre confiné, signal excessivement artificiel, voire (c'est mon cas) impossibilité de supporter le son plus d'une dizaine de minutes. En comparaison, le report Forgotten Records respire largement, et offre un réel confort d'écoute.

Forgotten Records (fr 171) : Bach, Concerto Brandebourgeois n° 5 en ré majeur BWV 1050 et Concerto pour piano, violon et flûte en la mineur BWV 1044
Céliny Chailley Richez, piano
Christian Ferras, violon
Jean-Pierre Rampal, flûte
Orchestre de l'association des Concerts de Chambre de Paris, direction George Enesco
Beethoven : Sonate pour violon n° 9 en la majeur op. 41 "A Kreutze"
George Enesco, violon - Céliny Chailley Richez, piano

Oryx (BHP 907) : Bach : idem ci-dessus + BWV 1057, avec Gaston Crunelle, seconde flûte

Enescu Edition Modern / KEAN : Beethoven, voir le CD fr 171 + Schumann, Sonate n° 2 en ré mineur op. 121 + Bach, Andante de la sonate BWV 1003


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