Lorsque l'on évoque le genre musical de la rhapsodie, il est fort probable que le nom de Franz Liszt vienne d'abord à l'esprit. Ses célèbres Rhapsodies hongroises sont justement populaires, dans leur version pour piano ou pour orchestre symphonique. Et après Liszt, de nombreux maîtres, plus ou moins talentueux, ont suivi son exemple. La Roumanie aux folklores si riches ne pouvait pas rester à l'écart du genre rhapsodique : Liszt lui-même, puis Ciprian Porumbescu, compositeur romantique prématurément disparu, écrivent chacun une Rhapsodie roumaine. Et si l'on connaît certes les deux illustrations de cette forme par le jeune Georges Enesco, nous pouvons remarquer qu'elles devaient susciter à leur tour de magnifiques témoignages trop souvent délaissés des salles de concert. Voici donc un petit tour d'horizon de Rhapsodies roumaines - ou presque.
Enesco
La rhapsodie roumaine la plus enjouée, la plus typique, la plus exubérante, n'est-elle pas à chercher du côté d'Enesco ? De cette première page, tant jouée et enregistrée, il faut sans doute regretter la fausse image qu'elle donne du compositeur roumain, certes pas un auteur facile. Mais il serait dommage de ne pas reconnaître la splendide réussite qu'elle représente.
La virtuosité de l'orchestre symphonique, son orchestration éblouissante, les chansons typiques, l’irrésistible enchaînement des danses populaires, le sifflement des danseurs, tout cela fait de cette courte pièce un joyau symphonique comme le début du XXe siècle en connaît peu. Le compositeur prend un grand plaisir à magnifier la hora, danse en forme de ronde, et cite le fameux air de l'alouette, Ciocârlie. Cette musique populaire roumaine, souvent reprise par les musiciens tziganes, est célèbre dans tous les Balkans et a inspiré Goran Bregovic pour la musique du film Undergroud, d'Emir Kusturica.
Ceux qui s'attendent avec la deuxième rhapsodie d'Enesco à un nouveau sommet virtuose sont quelque peu décontenancés. Cette page surprend par sa sérénité. Sa philosophie fait la part belle à la nostalgie, au dor roumain. Elle évoque le meilleur de l'Enesco en devenir, les doina des suites pour orchestre et de l'opéra Oedipe.
C'est une œuvre qu'il faut écouter toujours et encore. Elle se révèle bien plus profonde que la première, pour peu que l'on renonce aux éclats convenus. Bien jouée - ce qui est rare, même au disque - elle possède pourtant une force de conviction peu commune. Elle mérite d'être considérée comme un renouvellement d'un genre épuisé par le Romantisme.
Pour écouter, l'on recherchera les interprètes roumains (Enesco lui-même, Georgescu, Silvestri) qui ont formidablement servi cette musique. Tout cela se trouve chez Tahra, Lys (supprimé, il faut fouiner dans les bacs de soldes) ou Electrecord EDC 540, et Supraphon SU 3514-2 001 pour Silvestri/Philharmonie Tchèque, qui reste un excellent choix.
Avant Enesco : Porumbescu et... Liszt
Amateur éclairé, le jeune Ciprian Porumbescu a laissé une poignée d'œuvrettes pas toujours très inspirées. Sa Rhapsodie roumaine (1882) brille pourtant d'un feu particulier dans le catalogue de l'auteur roumain. Proche de celles de Liszt, elle bénéficie indéniablement de la luxuriante orchestration de Constantin Bobescu (1899-1992), qui a parfaitement su exploiter l'aspect naïvement festif de cette pièce sympathique. Ainsi mise en valeur, cette œuvre d'une dizaine de minutes - exactement la même durée que les deux rhapsodies d'Enesco - a une place de choix parmi les réussites du genre. On ne peut qu'encourager les organisateurs de concerts symphoniques un tant soit peu désireux de sortir des sentiers battus à remettre à l'honneur cette composition attachante, à défaut d'être très raffinée.
Pour écouter : l'interprétation de l'orchestre de la RTV, direction Paul Popescu, est reportée sur deux CD Electrecord, EDC 162 (consacré à Porumbescu) et ELCD 105, panorama de musique symphonique roumaine
Liszt ! Le maître de la rhapsodie. Les 19 Rhapsodies hongroises forment le modèle du genre. Des introductions lentes, des développements virtuoses, des fins en apothéose, en un mot cela claque l'oreille comme un irrésistible déferlement de luxuriance - si l'on veut bien oublier la 5ème, une marche funèbre. Une musique si vive et colorée qu'elle inspira le fameux cartoon où Bugs Bunny se chamaille avec une souris sur un piano (on trouve la même histoire avec Tom & Jerry) tout en massacrant la seconde rhapsodie. Pour bien des enfants, un premier contact mémorable avec la musique hongroise !
Mais sait-on que l'infatigable Liszt a aussi écrit une rhapsodie roumaine ? Cette pièce, composée vers 1849 suite à un voyage à travers la Valachie et la Moldavie, est un hommage à Barbu Lautar et, vraisemblablement, à tous les musiciens itinérants des provinces roumaines. Découverte en 1930 au musée Liszt de Weimar par le diplomate et musicologue roumain Octavian Beu, cette oeuvre ne portait pas encore de titre. L'appellation Rhapsodie roumaine est donc tardive et apocryphe, quoique la forme rhapsodique de l'oeuvre ne fasse pas de doute.
Moins célèbre que ses sœurs hongroises, la Rhapsodie roumaine de Liszt reste une rareté qu'il faut dénicher dans quelques CD isolés ou au fin fond des intégrales. Il suffit de l'écouter pour comprendre pourquoi. A vrai dire, le résultat ne se démarque pas vraiment des rhapsodies hongroises. On y entend même du matériel récupéré de celles-ci, notamment de la troisième. En dépit de son expressivité, une pièce mineure, et sans véritable intérêt, ce qui peut expliquer sa rareté au répertoire des grands interprètes.
Pour écouter : CD de Natalia Gutman "Rumanian Rhapsody", Claves 50-9906. Un grand merci à M. Lucian Nicolae pour ses précieuses informations.
Caudella
Le Moldave
Eduard Caudella ne restera-t-il à jamais "que" le professeur de violon qui eut la fortune d'être le premier maître d'
Enesco ? Espérons qu'un jour ses compositions sortent de l'oubli car le peu que j'en connais, quoique dénué de génie, me paraît relever du plus honorable métier. Ses
Souvenirs des Carpates (
Amintiri din Carpati), pour orchestre symphonique, sonnent comme un écho du pays aux
rhapsodies du jeune Enesco, exilé dans le lointain Paris. Cette œuvre robuste montre que
Caudella était plus qu'un estimable violoniste de province. On appréciera la délicate
doina médiane et les éblouissantes danses finales, qui nous feront regretter définitivement que l'écriture de
Caudella soit restée dans l'ensemble un peu trop... sage.
Pour écouter : Orchestre de la Philharmonie "Moldava" de Iasi, dir. George Vintila, Electrecord ELCD 104.
Golestan
Roumain installé à Paris, auteurs de plusieurs rhapsodies, il s'agit bien entendu de...
Stan Golestan (1875 - 1956). Si cette musique a connu un certain succès à l'époque, elle est très rarement entendue de nos jours.
Sa première rhapsodie roumaine (1912) lance appels héroïques cuivrés sur
motto perpetuo des cordes. Le second thème plus introverti lorgne du côté russe. Développement en séquences ; transition et chant nostalgique du hautbois (doina) avec trémolos. Réexposition avec péroraison finale du "thème russe" en majeur. L'œuvre, plus convenue que
celles d'Enesco, pâtit d'une forme sonate trop prévisible. A noter que dans l'enregistrement historique (avec coupures) de Piero Coppola, une voix d'homme sans paroles accompagne la
doina médiane.
Le langage de "Romaneasca" (1920), pour violon solo et accompagnement de piano ou d'orchestre, accuse le même classicisme. Golestan tente de concilier ici faux folklore et héritage savant. La danse menée par le violon aux deux extrémités de la pièce est le passage le plus séduisant.
Pour écouter : sa première rhapsodie se trouve sur un CD intitulé "Piero Coppola dirige la musique française (!!) du XXème siècle". Comme ce disque est édité chez Lys et que Lys a sombré, il ne reste qu'à chiner dans les boutiques d'occasions... Benoït D. (voir remerciements) m'a heureusement fait connaître la version plus récente de Radu Zvoristeanu qui m'a fait reconsidérer la valeur de la partition, ainsi que l'enregistrement historique de "Romaneasca", par la grande Lola Bobesco et le pianiste A.-M. Ginisty-Brisson pour La Voix de son Maître (1939).
Elenescu
Non, ce n'est pas une faute de frappe : il s'agit bien ici du chef et compositeur Elenescu (1911-2003), Emanuel de son petit nom.
Sa rhapsodie (1937) au langage très classique introduit solennellement une cantilène des vents, en forme de colinde (chant de Noël). Le violon solo anime le discours et éclaire l'oeuvre de ses artifices, jusqu'à la coda très extérieure. L'on pourra prendre un certain plaisir à écouter cette page dans l'interprétation du virtuose Ion Voicu, défenseur privilégié de ce répertoire et fort bienvenu ici. Rien de bien extraordinaire cependant dans cette oeuvre avec violon obligé, néoromantique et inoffensive. L'on ne saurait, par exemple, comparer cette rhapsodie à une oeuvre contemporaine comme l'extraordinaire Caprice Roumain d'Enesco, hommage si sincère - et intelligent - au lautar.
A l'interprétation du jeune Florin Ionescu-Galati, disponible dans un album consacré à Emanuel Elenescu (UCMR ADA 1508531), on préférera celle de Ion Voicu (EDC 434-435). L'orchestre est dans tous les cas placé sous la direction du compositeur.
Constantinescu
Bien que n'ayant pas lui-même étudié sur le terrain les musiques populaires,
Paul Constantinescu (1909-1963) a développé une grande science du folklore, grâce à sa connaissance des nombreux recueils de collectes. Il a composé semble-t-il quatre rhapsodies, de 1936 à 1956 (
Rapsodie olteneasca).
Sa
Seconde rhapsodie (1949), écrite dans une esprit romantique, commence par une introduction oppressante. Un motif obsédant de la flûte ouvre la voie à une effervescence graduelle.
Constantinescu se plaît visiblement à écrire, à son habitude, une suite de danses aux rythmes fortement marqués. La coda très animée parachève cette pièce réussie.
Ion Baciu enregistre la Seconde Rhapsodie avec les musiciens de la Philharmonie "Moldova" de Iasi sous sa direction (1973, CD Electrecord ELCD 103).
Un très précieux témoignage exhumé des archives de la Radio Roumaine et édité en 2012 par
Pascal Bentoiu nous offre des versions magistrales dirigées par
George Georgescu (CD EDC ECR 306) :
Jora, Rogalski, Constantinescu,
Silvestri et
Enesco par l'un de leurs meilleurs interprètes. La
"Rhapsodie chorégraphique" de Constantinescu présentée dans ce CD est intitulée "Înfrăţire", ce qui se traduit par "Union". Ce titre pourrait faire craindre une musique officielle et sans âme, mais nous découvrons ici une partition inventive et pleine de surprises, un joyeux kaléidoscope de réminiscences de grands maîtres parmi lesquelles Constantinescu fait même entendre une fugue et des rythmes de verbunkos. Sept minutes de très belle musique.
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EDC ECR 306 |
Les autres courtes pièces symphoniques de Constantinescu de ce CD (Danses roumaines, Suite du ballet
Nuntă în Carpaţi) méritent le même égard. Leur énergie, leur originalité et leur inspiration populaire font songer au métier d'un Manuel de Falla dans ses Suites orchestrales.
Negrea
Moins connu que Paul Constantinescu,
Marţian Negrea (1893-1973) a aussi largement puisé dans l'inspiration populaire. Ses deux
Rhapsodies roumaines lui donnent l'occasion d'opposer différentes approches du genre.
La première, op. 14 (1935), parcourue par un thème archaïque et menaçant à la Borodine, s'épanouit en une vaste fresque bucolique, sorte d'hommage à la terre natale. Un intermède central, confié aux bois, offre une heureuse accalmie.
Cinq années plus tard, la seconde (op. 18) allie dès son prélude le ton pastoral (usage de la pédale) à la gamme orientale : effet garanti. Scènes festives, harmonies éthérées et climat onirique se succèdent, rendant cette pièce plus originale et attachante que la rhapsodie précédente. Des épisodes lautaresques (*) préparent une étrange transition où l'orchestre juxtapose les différents thèmes déjà entendus. La fin apaisée, si rare dans le genre rhapsodique, achève en douceur une œuvre inattendue et joliment écrite.
(*) de lautar, violoniste populaire roumain.
L'on trouvera sur le CD Electrecord ELCD 103 déjà cité la première rhapsodie de Negrea sous la baguette d'Elenescu, avec l'orchestre de la RTV roumaine. Un enregistrement de 1973, tout comme celui de la seconde rhapsodie, cette fois-ci interprétée par l'orchestre du studio de la RTV roumaine dirigé par Carol Litvin.
Basarab
Une lente émergence des pupitres graves laisse entendre une cantilène à l'unisson. Sa chute brutale ouvre une ère d'incertitude, incarnée par la clarinette basse alors qu'une houle grondante traverse l'orchestre. Soudaine éclaircie quand la rhapsodie semble emprunter quelques procédés à l'
España de Chabrier. Une marche fantasque, des murmures de la forêt carpatique, l'intervention de lautars (un peu à la manière du prélude à l'unisson de la
1ère suite d'
Enesco) donnent un tour décalé et spirituel à cette page orchestrale. Une
doina à la flûte, le retour des lautars – en solo, en un tempo accéléré et enfin à l'unisson des cordes – achèvent dans la bonne humeur cette rhapsodie atypique (1954), due à
Mircea Basarab (1921-1995).
Mircea Basarab en personne dirige la Philharmonie George Enescu de Bucarest pour enregistrer sa rhapsodie (Electrecord ELCD 103, 1970).
Seiber
Une Rapsodie transylvaine écrite par un Hongrois ? Telle est l'œuvre proposée en 1941 par Mátyás Seiber, élève de Kodaly et passionné de jazz. Le style hongrois est immédiatement perceptible ici : l'on est bien plus chez Bartók que du côté d'Enesco. Une illustration musicale d'une querelle territoriale historique entre les deux voisins.... On apprécie le soin apporté à l'instrumentation de cette page réussie quoiqu'un peu sévère.
WDR Sinfonieorchester Köln, dir. Hubert Soudan (Westdeutschen Rundfunks).
Stoia
Comme tant d'autres Roumains, Achim Stoia étudia l'art de la composition à Paris - la fameuse Schola Cantorum, avec Le Flem, Koechlin et Dukas - et la musique populaire dans son pays natal. Sa première et unique rhapsodie est sous-titrée "moldoveneasca". Page riante et coulant sans heurts, parsemée d'imitations d'instruments populaires et quelques allusions au premier Enesco. Rien de subversif dans cette page de 1963, néo-romantique en diable, joviale et extravertie, mais finalement un peu vaine.
Orchestre Philharmonique "Mihail Jora" de Bacau, Ion Dracea (radio roumaine).
Ligeti
Faut-il ajouter György Ligeti à cette page consacré aux compositeurs de rhapsodies roumaines ? Après une réflexion approfondie de plusieurs minutes, j'ai répondu : oui, et j'ai aussitôt ajouté : sans aucun doute.
Ceci pour une raison toute simple : les amateurs de ce style particulier de musique, faisant entrer la musique populaire dans une forme savante sans toutefois la dénaturer, doivent connaître le Concert Românesc. Ce Concerto roumain pour orchestre symphonique (1951) n'appartient pas encore à la période "révolutionnaire" de Ligeti et ne doit donc pas rebuter ceux qui se méfient la musique contemporaine. Au contraire, Ligeti, qui a étudié après-guerre à l'Institut du folklore de Bucarest, compose ici une passionnante suite musicale où il mêle les thèmes folkloriques originaux aux inventions de son cru, en parsement le tout d'une bonne dose d'humour. Le résultat (sur une quinzaine de minutes) est une véritable réussite, évoquant aussi bien Bartók qu'Enesco.
Pour écouter : si son Concert Românesc n'a rien d'inaccessible au mélomane courant, le reste du CD "Ligeti Project II" (chez Teldec) propose des œuvres certainement moins faciles d'accès. Raison de plus pour ce précipiter sur ce disque essentiel qui permettra de découvrir des sommets comme Lontano ou Atmosphères (le fa # dont parle la notice de ce CD se trouve à 3'40", piste 9).
Chiriac
Exactement à la même époque (1951) que Ligeti et son Concert Românesc, Mircea Chiriac compose sa première rhapsodie. Les quatre idées mélodiques qu'elle contient proviennent de Valachie. L'originalité de cette rhapsodie est d'avoir été écrite pour instruments populaires. L'orchestration symphonique, plus tardive, fait encore appel à un cymbalum, en plus de l'orchestre au grand complet – y compris un piano et une harpe.
Cette page surprend par son refus de verser dans une joie débridée. Ses rythmes sont parfois heurtés, les mélodies presque sérieuses. L'on apprécie néanmoins le rare dialogue entre le cymbalum et le cor anglais. Sans doute guidé par le souci de ne pas dénaturer outre-mesure l'esprit populaire, Chiriac refuse la surenchère propre au genre et se contente de terminer sa pièce par la juxtaposition des différents thèmes musicaux.
Il faudrait écouter cette pièce dans sa version originale pour mieux en saisir l'esprit.
La version symphonique est disponible chez Electrecord EDC 579/580, Orchestra simfonia a Filarmonicii din Craiova, dir. Teodor Costin. L'album de deux CD est consacré à Mircea Chiriac.
Weinberg
Rhapsodie sur des thèmes moldaves : ainsi s'intitule l'opus 47 de Mieczysław Weinberg. Le titre est très vraisemblablement un camouflage pour berner les zélés fonctionnaires soviétiques de l'après-guerre. La Moldavie est le pays des parents de Weinberg, qu'ils ont dû fuir à cause des pogroms. Le compositeur a voulu rendre hommage à ses origines en puisant aux mélodies juives, tout en faisant croire à une inspiration moldave. Étant donnée l'année de la composition - 1949 - comment ne pas voir ici un hommage aux victimes de la barbarie antisémite, quel que soit l'oppresseur ? Ce jeu risqué lui réussit, à défaut de convaincre complètement : les critiques (si l'on peut ainsi qualifier les abêtissantes réactions des doctrinaires) s'adressèrent à la forme de la rhapsodie et non à son inspiration.
On aimerait vanter les mérites d'un tel pied de nez à la bêtise totalitaire. Mais je dois avouer que cette Rhapsodie n'arrive pas à lever toutes les réserves. Classiquement bâtie en mouvements lent et rapide, elle retient l'attention par son orchestration soignée, ses allusions à Chostakovitch (finale de la Leningrad), ses cordes tourbillonnantes, les sifflements de l'orchestre. Mais l'on attend avec impatience une surenchère, une sublimation qui jamais ne viendra, et l'oeuvre s'achève en un tumulte bien convenu. Relative déception d'autant plus cruelle que Weinberg est un compositeur de talent, encore trop méconnu.
Vainberg, Wainberg, Vaynberg, et d'autres orthographes encore désignent cet artiste. Sa Rhapsodie est disponible sur le CD "Symphonies vol. 2" (Chandos 10337), avec la 2e Symphonie et la Sinfonietta n° 2. Orchestre National de la Radio Polonaise de Katowice, dir. Gabriel Chmura.
Cziffra
Que vient faire György Cziffra, le célèbre pianiste, dans cette énumération ? Celui qu'on a soupçonné d'être la réincarnation de Liszt n'a quand même pas lui aussi composé une rhapsodie roumaine ? Non, bien entendu. Quoique... cet improvisateur hors du commun ait laissé (et enregistré) une Fantaisie Roumaine sur des airs tziganes (en hongrois : Román cigánfantazia) qui rappelle, à plus d'un titre, l'œuvre des grands rhapsodistes. Improvisant librement sur des réminiscences de Liszt, du premier Enesco, de danses populaires avec imitation du tzambal (cembalum), le grand Cziffra - qui se rappelle ici de ses origines tziganes - nous offre une carte postale virtuose et colorée.
Pour écouter : cette Fantaisie roumaine (Rumanian Gypsy Fantasia, ou encore Román cigánfantazia) est disponible chez Hungaroton Classics ou dans le coffret des Introuvables d'EMI consacré au pianiste hongrois.
Quatuor à cordes
Le Quatuor Transylvain (Cvartetul Transilvan), composé de membres de l'orchestre symphonique de Cluj, a enregistré sous le nom de Suite Românesti (Suite Roumaine) une gracieuse guirlande d'air populaires. Pas de « recréation » sous forme savante pour cet arrangement de Nicuşor Silaghi, violon solo de l'ensemble, mais les mélodies originales dans leur simple harmonie. Une expérience réussie. Chacun des quatre mouvements de la suite (42 minutes au total) rend hommage au folklore d'une région : la Transylvanie et le Maramureş, la Moldavie, le Banat, et pour terminer la Munténie et l'Olténie. L'œuvre se termine naturellement par le chant de l'alouette (Ciocârlie), en apothéose de ce festival mélodique.
Klezmer
La tradition Klezmer, solidement implantée dans la culture d'Europe Centrale, sait illustrer de façon parfois surprenante certains standards populaire et savants. Tel est le cas pour cette rhapsodie n°1 d'Enesco, revisitée par les musiciens du Shirim Klezmer Orchestra dans l'album "A Klezmer Nutracker". Clarinette, trombone, dumbek, piano, accordéon, banjo, drums, tuba s'unissent pour un délire frénétique. L'enthousiasme des musiciens transporte l'auditeur. L'on ne sait plus quoi applaudir dans cette merveille klezmer, la virtuosité, la verve, la complicité des interprètes, les transitions inattendues entre le folklore roumain et la tradition hassidique… Attention ! puristes s'abstenir (CD Newport Classic, LC 8554, 1998 - site de l'ensemble : www.shirim.com).
On ne peut passer sous silence la miraculeuse chanson Roumania, Roumania, écrite par le comédien, ténor et fantaisiste Aaron Lebedeff (Lebedov, Lebedev…) et reprise par de nombreux ensembles de musique klezmer. La brève citation de la 1ère rhapsodie d'Enesco (à 2'38 dans l'interprétation du Klezmer Conservatory Band) nous autorise à mentionner cette chanson ici. L'on recherchera aussi un CD survolté du Sîrba Octet, avec une version instrumentale de Roumania, Roumania - parmi d'autres pièces tout aussi admirablement interprétées.
Ce site consacré à Aaron Lebedeff (aaronlebedeff.free.fr/index.htm) permet d'écouter quelques-unes de ses chansons. L'on notera parmi elles Gib Mir Besarabye !, c'est-à-dire Rendez-moi la Bessarabie !, sorte d'équivalent moldave à Roumania, Roumania, avec une nouvelle allusion à la 1ère Rhapsodie d'Enesco.
Harmonica
La première rhapsodie d'Enesco trouve une n-ième incarnation par la grâce de Claude Garden, virtuose de l'harmonica. Si la performance de l'artiste est époustouflante, le résultat sonore laisse un peu sceptique. L'interprétation repose sur l'expression de la seule ligne mélodique, et en l'absence d'un accompagnement quelque peu consistant (on est bien loin de la générosité du Shirim Klezmer Orchestra) tout cela souffre à conserver son intérêt. Reste la dextérité de Claude Garden, incontestable.
Il y a quelques années, les spectateurs d'un concert chinois purent entendre cette même rhapsodie dans un arrangement de M. (ou Mme ?) Chew Hee-Chiat, pour orchestre symphonique et le King's Harmonica Quintet. Cet ensemble d'harmonicistes amateurs, "World Champions 1997" d'après leur site, a enregistré ce concert pour la télévision chinoise (voir home.netvigator.com/~cblau/khq). Nous attendrons une improbable retransmission sous nos latitudes pour nous prononcer sur cette expérience intrigante.
Syrinx
L'histoire a lieu alors que nul humain n'a encore été créé. Les satyres et les dieux des forêts poursuivent la jolie naïade Syrinx, sans jamais réussir à l'atteindre. Mais un jour, le rusé Pan parvient à mener sa proie dans les eaux du fleuve Ladon. Sur le point d'être rejointe, Syrinx adresse une prière éperdue à ses sœurs : la voilà transformée en une gerbe de roseaux. Pan s'en empare et, dépité de ne pas sentir le corps tant convoité, exhale de profonds soupirs. Miracle ! Le son alors renvoyé par les roseaux charme le dieu. Il décide de joindre avec de la cire différents roseaux de tailles différentes pour produire des notes de toutes les hauteurs. La flûte de Pan, ou syrinx, est née.
Telle est l'histoire que Mercure commence à raconter à Argus aux cent yeux afin de l'endormir - et de le décapiter dans son sommeil, selon Ovide (Métamorphoses, I, 663-745).
La syrinx est restée l'instrument emblématique des cultures balkaniques. Tous les Français connaissent la musique de Vladimir Cosma pour Le grand blond avec une chaussure noire, avec la fameuse syrinx de Zamfir, célèbre virtuose de l'instrument. On écoutera avec le plus grand intérêt sa Grande rhapsodie roumaine pour flûte de Pan et orchestre, ou Rhapsodie du Printemps, qu'il a enregistré en 1983 avec l'orchestre de Monte-Carlo dirigé par le chef d'origine roumaine Lawrence Foster (PHILIPS 412 221-2 - merci à Lucian Nicolae pour son aimable contribution).
Mais Zamfir n'était pas le choix premier de Cosma. La partition du Grand Blond était destinée au virtuose Simion Stanciu, "roi de la flûte de pan" plus connu sous le nom même de son instrument : Syrinx. Sa propre Rhapsodie Moldave (Suita Rapsodie Moldoveneasca) avec accompagnement orchestral en trois volets vif - lent - vif est disponible chez Cascavelle (VEL 3109), encore une fois avec les Philharmonistes de Monte-Carlo et la baguette de Claude Schnitzler. L'œuvre convainc par la guirlande de danses finales, dans lesquelles virtuose et orchestre échangent traits vifs et syncopés. Néanmoins, Nostalgie Roumaine (la Doïna), du même auteur, doit davantage retenir l'attention par les sonorités envoûtantes et heurtées que Syrinx parvient à soutirer au naï. Le violon de l'Enesco des Impressions d'Enfance n'est pas si loin. Dernière page écrite par le virtuose et proposée par ce même CD : Danse roumaine (Suite folklorique), en réalité un mini cycle de danses pas toujours très caractérisées et dans lequel l'orchestre doit se faire discret pour ne pas noyer le soliste. Nous trouvons aussi sur la galette les inamovibles Balada de Porumbescu et la Hora Staccato de G. Dinicu, mieux adaptées au violon pour lesquelles elles ont été composées.
Tenue impeccable du soliste dans Syrinx de Debussy. Hélas, l'arrangement des autres œuvres orchestrales (Danses Hongroises de Brahms, Danses Populaires Roumaines de Bartok et ouverture de Rousslan et Ludmilla de Glinka) ne gagne rien à se voir adjoindre la flûte de Pan, qui se borne à doubler la ligne mélodique principale. Belle notice de Jean-Charles Hoffelé.
Folklore
En marge de la musique savante, il est fréquent que des musiciens folkloriques présentent leur propre vision arrangée de la musique populaire roumaine. Ces "improvisations" ne sont pas du folklore authentique, loin s'en faut, et s'adressent au grand public. Les mélomanes intransigeants sur le respect des partitions originales passeront leur chemin. Les autres prendront certainement quelque intérêt à l'écoute de ces pots-pourris endiablés, autant de rhapsodies miniatures inspirées des grands maîtres et mettant en valeur les sonorités si particulières des instruments du terroir. Il est toutefois acquis que ces visions folklorisantes sonnent bien mieux en compagnie de quelques verres de tzuica ! (eau-de-vie de prune).
On pourra ainsi écouter la suite instrumentale (Suita instrumentala) où l'orchestre populaire de Paraschiv Oprea fait la part belle aux instruments typiques comme le taragot (hybride entre hautbois et clarinette), la cobza (luth oriental), le cimpoi (cornemuse), le caval (grande flûte), l'indispensable tzimbal (cymbalum) et bien entendu le naï (flûte de pan). Le naï que l'on retrouve entre les mains de Radu Simion qui termine son album d'arrangements classiques par une Suite Transylvaine (Suita Transilvana) aux rythmes effrénés.
Les enregistrements de Paraschiv Oprea se retrouvent dans de multiples compilations. J'ai trouvé sa suite instrumentale sur un CD sobrement intitulé Greetings from Romania (Intercont Music). Radu Simon est édité chez Electrecord, sur un CD d'arrangements classiques (Classical Panpipe), dont l'intérêt n'est pas toujours évident.
Autres pays : Italie
Ah ! Casella. L'ami d'Enesco a voulu se mesurer à son cher confrère en commettant Italia, « hénaurme » rhapsodie transalpine. Précisons tout de suite que ce genre de pièce montée symphonique me ravit au plus haut point. Bien entendu je n'en fais pas mon pain quotidien - les voisins ne supporteraient pas et, de toute façon, l'indigestion guette. Après les épisodes classiques - la plaintive flûte du berger qui chante sa solitude, l'aube naissante sur le lac de Côme et autres cartes postales dignes d'un numéro spécial de Point de Vue et Images du Monde consacré à l'Italie - un funiculi funicula quelque peu dissonant introduit la dernière partie. Dès lors une frénésie croissante s'empare de l'orchestre, à l'image de la tarantelle de Rossini arrangée par Respighi dans la Boutique Fantasque (pour mémoire, cette tarentelle accompagnait Louis de Funès dans la fameuse scène du garage du Corniaud, de Gérard Oury).
Casella ne fait pas dans la dentelle pour conclure sa rhapsodie : une fugue héroïque enchaîne sur une déferlante d'effets sonores, véritable surenchère dans l'épique monumental - ce qui doit bien fournir son petit effet sur le public, ou ce qu'il en reste. À réserver pour les grandes occasions... ou secouer les dépressifs, surtout s'ils sont Italiens.
La seule fois où j'ai trouvé la rhapsodie Italia, c'est chez une marque aujourd'hui disparue et de réputation exécrable chez le mélomane courant, à savoir Pilz. Et pourtant, Silvio Frontalini tire le maximum de l'Orchestre National de Moldavie et je n'ai jamais regretté mon achat. Maintenant, à savoir si Italia est disponible par ailleurs, mystère.
Bulgarie
Singulières relations entre deux pays frontaliers et en apparence si semblables. En vérité, les Roumains ne savent presque rien de leurs voisin du sud. Et ce n'est guère mieux côté bulgare... Étrange situation d'ignorance réciproque entre ces deux pays admis simultanément dans la communauté européenne !
Pancho Vladigerov est, comme son prénom ne l'indique pas, un éminent compositeur bulgare du XXème siècle. Il a conservé des relations suivies avec les milieux musicaux roumains, orchestrant à l'occasion des airs populaires telle la Hora Staccato de G. Dinicu. On pourrait imaginer que sa rhapsodie Vardar, de 1928, serait l'exact pendant pour son pays des rhapsodies d'Enesco. Cela n'est pas entièrement le cas. Après une brève introduction à la Hary Janos, le premier thème est exposé aux cordes. Cette mélodie, écrite sur la mesure typiquement bulgare de 5/8, est reprise jusqu'à l'apothéose. Sa majesté évoque la 2ème rhapsodie d'Enesco. Mais à la différence de ce dernier, Vladigerov privilégie le monothématisme, préférant jouer sur les timbres et les tempos. La partie centrale, très animée, fait entendre une suite de danses (horo), en contraste agréable avec l'introduction. Cet épisode énergique s'épanouit en apothéose sur une conclusion solennelle, dérivée de la première partie.
On peut s'étonner que le compositeur bulgare ait mis tant d'énergie et de passion pour, tout sa vie, revenir sur cette pièce plutôt anodine et à l'écriture conventionnelle. Nous pouvons supposer que le travail ethnomusical dont elle est issue justifie un tel intérêt, car rien ici ne nous semble dépasser en mérite les deux rhapsodies roumaines d'Enesco.
Version pour violon et piano : Svetlin Roussev et Elena Rozanova (Ambroisie AMB9953). Version pour piano à quatre mains par Genova & Dimitrov (CPO 999 733-2). Version orchestrale : ?
Remerciements et liste d'attente...
Je remercie tout particulièrement les mélomanes qui m'ont fait découvrir une bonne partie des musiques citées ci-dessus, en réaction à la
première version de cet article. Depuis, diverses lectures m'ont appris l'existence d'autres rhapsodies roumaines... ou presque. Un grand merci à Benoît, créateur de l'indispensable
Quartier des Archives, pour son aide désintéressée.
Voici la liste ; ce que je possède déjà est en caractères gras, et fait l'objet de commentaires dans le corps de l'article. Pour établir cette liste, je me suis fondé notamment sur l'encyclopédie Muzicieni din România, de Viorel Cosma (Editura Muzicala, Bucarest, vol. I - VIII). Naturellement pour compléter ma collection, j'accepte toutes les offres :-)
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- Anatol Albin (1903-1974), Rapsodie pe teme populare ruse (1952) pour grand orchestre
- Ion Andrian (1887-1945), Rapsodia braileana (1929, rév. 1937) pour orchestre
- Mihail Ion Andricu (1894-1974), Rapsodie pentru orchestra, op. 65 (1952)
- Petru Armean (1920-), Mica Rapsodie (1986) pour piano
- Mircea Basarab (1921-), Rapsodie (1954) pour orchestre symphonique
- Constantin Bobescu (1899-1992), Rapsodia romana n° 1 în do major (1948) pour orchestre symphonique
- Constantin Bobescu (1899-1992), Rapsodia romana n° 2 în sol major (1950) pour orchestre symphonique
- Nicolae Boboc (1920-), Rapsodia banateana (1977) pour orchestre symphonique
- Ion Borgovan (1889-1970), Rapsodia Somesului [de la rivière Somes] (1952) pour orchestre symphonique
- Liviu Borlan (1936-), Rapsodia someseana [de la région Somes] (1975) pour orchestre symphonique
- Liviu Borlan (1936-), Rapsodie (1984) pour fanfare
- Nicolae Brânzeu (1907-1983), Rapsodia I-a pentru orchestra (1958)
- Nicolae Brânzeu (1907-1983), Rapsodia II-a pentru orchestra (1960)
- Nicolae Buicliu (1906-1974), Rapsodie Româna (1953) pour fanfare
- Teodor Burada (1839-1923), Rapsodia Româneasca n° 1 pour violon et piano
- Teodor Burada (1839-1923), Rapsodia Româneasca n° 2 pour violon avec accompagnement de piano
- Teodor Burada (1839-1923), Rapsodia Româneasca n° 3 pour violon avec accompagnement de piano
- Teodor Burada (1839-1923), Rapsodie pe cântece populare ale Românilor (1905) pour piano (orchestration par Eduard Caudella)
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- Mircea Chiriac, Rapsodia I-a, op. 5 (1951), version orchestrale
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- idem, arrangement de Claude Garden (accordéon)
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- Syrinx (Simion Stanciu), Rhapsodie Moldave (Suita Rapsodie Moldoveneasca) pour flûte de Pan et orchestre symphonique
- Syrinx (Simion Stanciu), Nostalgie Roumaine (la Doïna) pour flûte de Pan et orchestre symphonique
- Syrinx (Simion Stanciu), Danse roumaine (Suite folklorique) pour flûte de Pan et orchestre symphonique
- Ferenc Szabo, Moldavian Rhapsody (?)
- Mieczyslaw Weinberg (1919-1996), Rhapsody on Moldavian Themes for orchestra op. 47/1 (1949)
- Mieczyslaw Weinberg (1919-1996), Moldavian Rhapsody for violin and orchestra op. 47/3 (1949)
- Zamfir, Grande rhapsodie roumaine pour flûte de Pan et orchestre ou Rhapsodie du Printemps
- Cristache Zorzor (1928-), Petite Rhapsodie roumaine (1999 ?) pour orchestre symphonique