mercredi 15 juillet 2009

Constantin Silvestri à Prague

Forgotten Records, dont nous avons déjà parlé, exploite la veine fertile des enregistrements pragois de l'après-guerre. Une parution récente donne à entendre Édouard Lalo sous la direction de Constantin Silvestri. Le CD est complété par des oeuvres de César Franck par les deux meilleures formations de Bohême, dirigées par des chefs locaux.

Les rares grands concertos pour violoncelle du Romantisme comptent en leur sein le théâtral ré mineur d'Edouard Lalo. A mi-chemin temporel des sommets signés Robert Schumann et Antonín Dvořák, la partition de Lalo, moins aboutie, reste fermement ancrée au répertoire. La faiblesse de la littérature pour cette forme n'explique ce succès, tant l'oeuvre du Français sait fasciner par ses accents dramatiques (les célèbres coups de boutoir de l'orchestre du Prélude, répondant à la tragique cantilène du soliste) tempérés par le charme primesautier de l'intermezzo médian. Dommage que le finale et sa coda, trop convenus, compromettent l'impression initiale et laissent un goût mitigé dans l'oreille.



Redoutable partie pour le soliste. Son jeu, détaché de la masse orchestrale, est exposé à tous les risques. Mais André Navarra est un musicien hors pair, rompu au défi. Ce jour de 1953, en compagnie d'une Philharmonie Tchèque sobrement conduite par Constantin Silvestri, il sait illuminer une partition qui lui est chère. Sa technique irréprochable sert un parti-pris mélodique constant. Le chef roumain se refuse à employer la puissance de l'orchestre à son maximal, comme ont coutume de le faire tant de directeurs de second ordre dans les minutes initiales du Concerto. Et l'on sait combien il est courageux, pour un chef, d'accepter l'effacement derrière un soliste promis à tous les honneurs.
Beau travail de Forgotten Records, qui parvient à faire oublier l'origine microsillon de la source originale. Précisons cependant que le CD officiel Supraphon savait déjà éviter le son désagréable de tant d'enregistrements historiques chez ce label. Grâce en soit rendue à la simple monophonie !
Dans ce même CD Supraphon, les compléments ont leur importance : les deux Rhapsodies d'Enesco, superlatives, sont même mieux magnifiées que chez Dorati ; l'orchestre de Talich et Ančerl donne alors sa pleine mesure. Une belle Rhapsodie espagnole de Maurice Ravel clôt le récital. On peut regretter que Silvestri, encore titulaire jusqu'à la fin de cette année 1953 de la Philharmonie bucarestoise, n'ait pas choisi d'honorer sa nation musicale en proposant à Navarra la peu fréquente (et exigeante, quoiqu'on en dise) Symphonie Concertante d'Enesco.


Les deux œuvres de César Franck qui complètent le CD Forgotten Records sont plus rares. Singulières Variations symphoniques pour piano et orchestre, dans lesquelles le pianiste se détache de la masse orchestrale sans pour autant s'y opposer. L'option concertante est ici hors de propos : pas grand chose à voir avec les vigoureuses variations d'un Liszt ou d'un Rachmaninov. La douce poésie de Franck annonce plutôt la Symphonie sur un chant montagnard de son élève et continuateur Vincent d'Indy. Dès l'incipit, l'orchestre, sur une scansion de iambe, questionne les anapèstes du soliste. Divers épisodes éthérés rendent pleine justice au surnom de Franck - "Pater Seraphicus" - avant de culminer en une joie naïve, une sorte de ronde enfantine où l'on chercherait en vain la moindre pesanteur.

La très discrète Eva Bernátová s'acquitte sans coup férir de sa partie pianistique, même s'il est permis de trouver son martèlement un peu trop insistant dans la conclusion. Václav Smetáček, chef historique du Symphonique de Prague, n'est pas particulièrement réputé pour sa familiarité avec la musique française. Il ménage cependant avec métier ses musiciens, dont les cordes héroïques savent ici chanter en un unisson sans faille.


Le chasseur Maudit offre un tout autre aspect de Franck. Ce poème symphonique, on ne le sait pas assez, est une sorte de Symphonie fantastique en résumé, avec ses quatre mouvements enchaînés mais bien caractérisés (les connaisseurs de musique tchèque ne manqueront pas de faire le rapprochement avec Polednice, la Sorcière de Midi, d'Antonín Dvořák). César Franck s'inspire d'une ballade de Gottfried August Bürger. Chaque strophe est un mouvement du poème symphonique. Respectivement : Andantino quasi allegretto, Poco più animato, Molto lento et Allegro molto – Quasi presto. Voici le texte de Bürger, tel qu'il apparaît en préface de la partition de César Franck (disponible en ligne à l'adresse http://imslp.info/files/imglnks/usimg/4/43/IMSLP13678-Franck_-_Le_Chasseur_Maudit__score_.pdf). Il est si court qu'un résumé serait, au mieux, une paraphrase malhabile.

C'était dimanche au matin ; au loin retentissaient le son joyeux des cloches et les chants religieux de la foule... Sacrilège ! Le farouche comte du Rhin a sonné dans son cor.

Hallo ! Hallo ! La chasse s'élance par les blés, les landes, les prairies - Arrête, comte, je t'en prie, écoute les chants pieux. - Non... Hallo ! Hallo ! - Arrête, comte, je t'en supplie ; prends garde... Non, et la chevauchée se précipite comme un tourbillon.

Soudain, le comte est seul ; son cheval ne veut plus avancer ; il souffle dans son cor ; et le cor ne résonne plus... une voix lugubre, implacable le maudit ; Sacrilège, dit-elle. Sois éternellement couru par l'enfer.

Alors les flammes jaillissent de toutes parts... Le comte, affolé de terreur, s'enfuit, toujours, toujours plus vite, poursuivi par une meute de démons... pendant le jour à travers les abîmes, à minuit à travers les airs...

La vision de Michel Plasson, chez EMI Classics, est fort justement réputée. Le chef français sait faire vivre la moindre nuance de la partition (y compris dans la cellule rythmique de l'appel du cor) et la prise de son parvient à restituer de lointains contrechants des cuivres. Plasson réussit même - grande qualité - à obtenir des musiciens du Capitole de Toulouse un salutaire et si éloquent respect du silence (écouter, par exemple, les mesures avant le Molto Lento).

Quatre décennies plus tôt, dans la salle du Rudolfinum de Prague, Karel Šejna imprimait un élan tout aussi vif à l'orchestre de la Philharmonie Tchèque. En dépit d'un minutage quasi identique à celui de Plasson, Šejna a un engagement certainement moins "littéraire" que ce dernier. En revanche, comme souvent chez lui, l'on note un soin manifeste porté aux détails. Les flammes de l'enfer qui peu à peu surgissent autour du chasseur maudit (conducteur : lettre L, plus animé) et engagent la satanique course à l'abîme ? Une simple phrase aux violons, en apparence discrète, anodine même. Mais, chez Šejna, quel effet ! La réputation des cordes tchèques n'est nullement, sur cet exemple, usurpée.
On ne peut passer sous silence une autre version, bien plus célèbre, du Chasseur maudit avec la Philharmonie Tchèque. Au pupitre, le Français Jean Fournet. Captée en 1967, année de relative libéralisation, alors que la prestigieuse phalange pragoise s'ouvrait à de nombreux chefs étrangers (Serge Baudo, Paul Kletski, Lovro Von Matacic, Antonio Pedrotti...), cette prestation opulente reste, étonamment, moins passionnante que celle de Šejna. Peut-être en raison d'une pâte sonore un peu trop passe-partout ? En stéréo, on l'aura compris, Plasson reste incontournable.
La source LP du compact Forgotten Records passe inaperçue. La dynamique reste satisfaisante.

Références citées dans cet article :

Forgotten Records fr 201 : Edouard Lalo, Concerto pour violoncelle et orchestre en ré mineur.
André Navarra, violoncelle. Orchestre Philharmonique Tchèque, direction Constantin Silvestri.
César Franck, Variations symphoniques pour piano et orchestre.
Eva Bernátová, piano. Orchestre Symphonique de Prague, direction Václav Smetáček.
César Franck, Le chasseur maudit.
Orchestre Philharmonique Tchèque, direction Karel Šejna.

Emi Classics 5 55385 2 : César Franck, Le chasseur maudit + autres poèmes symphoniques français.
Orchestre du Capitole de Toulouse, direction Michel Plasson.

Supraphon Crystal Collection 11 0613-2 : César Franck, Le chasseur maudit + Symphonie en ré mineur, Les Djinns.
Orchestre Philharmonique Tchèque, direction Jean Fournet (Sir John Barbirolli dans la Symphonie).

lundi 6 juillet 2009

Raretés d'Enesco en CD

Un CD récent du label Forgotten Records propose des enregistrements rares de Bach et Beethoven par Enesco. Cette nouvelle parution nous donne l'occasion d'évoquer l'art du maître roumain de l'après-guerre avec deux de ses compositeurs de prédilection.


Bach et Enesco : loin d'une simple rencontre de compositeur à interprète, il faut ici célébrer la passion qui fit allier, au-delà des âges, le père de toutes les musiques à l'un des plus talentueux musiciens du XXe siècle. Plus qu'une passion, une fusion. Bach, la musique même, dans sa complexe évidence, son inépuisable contrepoint, ses mises en abymes défiant l'esprit. Et Enesco, natif d'un temps où la virtuosité était un but et non un moyen, mais sachant si tôt éluder pareille chausse-trape pour servir la musique telle qu'elle devrait être. Sans fard, intelligente, belle.

Certes, jamais Bach n'a quitté le pupitre d'une élite éclairée, n'en déplaise aux marchands de kitsch pour qui le maître ne devrait sa renaissance qu'après des décennies de ténèbres. N'empêche ! Busoni doit le romantiser pour convaincre, Casals lui-même était partisan d'une approche très personnelle et si marquée par le goût de l'époque. Plus tard, Stokowski osera philharmoniser Bach et accompagner même les images déjà sirupeuses de Walt Disney.

Rien de cela chez Enesco. Sa vision de Bach est à la fois datée et intemporelle. Datée ? Oui. Le terme ne se veut pas péjoratif. Il dénote que sous sa direction, les Concertos Brandebourgeois résonnent comme un témoignage des années 1950. Oserait-on encore aujourd'hui jouer le BWV 1050 comme le faisaient Jean-Pierre Rampal, Christian Ferras et Céliny Chailley-Richez ? Une flûte moderne ? Un violon non baroque ? Sacrilège ! Et que dire de l'anachronique piano ?

Intemporelle. Les musiciens de l'Association des Concerts de Chambre de Paris prouvent combien cette musique réfléchit (tel un miroir d'intelligence) la passion qu'on met en elle. Leur vision, sous la baguette du vieil Enesco, respire une joie séraphique. Le tempo est juste lent : un peu moins vif, et l'ennui s'installerait. Mais un peu plus rapide, et les harmonies se télescoperaient entre elles, dénaturant le message musical. Le maître roumain n'oublie pas que les instruments de Bach étaient moins faciles à manipuler, que cette musique était écrite pour de grandes salles voûtées où l'écho avait son rôle. Alors, accélérer la battue ne serait pas souhaitable, quoique rendu possible par la facture contemporaine. De la musique avant toute chose.

Le pianiste Charles Rosen, je crois, narrait avec talent la qualité de la musique de Bach si remarquable par ce qu'elle suggère - ce qui explique pourquoi des traitements propres à défigurer d'autres compositeurs conviennent sans grand dommage aux partitions du Kantor. J'apprécie au plus haut point les musiciens baroqueux (terme, en revanche, qui me révulse), mais cela ne me privera jamais du plaisir de goûter l'art si précieux d'Enesco et de ses musiciens. Faut-il se féliciter de vivre à une époque où le choix n'est imposé ni par l'offre, ni par la doxa !

Le CD Forgotten Record reprend deux parutions Decca (BWV 1044 et BWV 1050), déjà reportées par le label canadien Oryx (BHP 907), qui propose en plus le BWV 1057 pour piano et deux flûtes. Le report des deux labels est réalisé avec soin. Tout au plus ai-je noté, sur mon installation, quelques passages du Forgotten Records où le diamant semble "accrocher" le sillon.

Forgotten Records offre en complément une rareté d'Enesco, cette-fois ci en tant que violoniste. Il convient de rappeler que ce musicien exceptionnel a peu enregistré, et qu'il a mal enregistré : quand il était jeune, la technique de captation sonore était immature ; plus tard, c'est lui-même qui sombrait dans un âge marqué par la maladie et les douleurs articulaires. C'est, hélas ! la situation quand il accepte de confier à Colombia sa vision de la Sonate à Kreutzer, avec la pianiste Celiny Challey-Richez,  sa complice historique. Attaques approximatives, tenue des notes défaillante, virtuosité en défaut ; mais aussi : refus du vibrato si facile, pas de pathos, une vitalité omniprésente. Même diminué, Enesco prouve sa capacité à chanter comme il se doit, à honorer la mémoire du serviteur qu'il n'a jamais cessé d'être. Nous sommes en 1952, déjà. Avant trois années, le musicien ne sera plus. Ce témoignage n'est pas de ceux que l'on écoute pour aborder Beethoven. Là n'est pas son objet ; il s'adresse aux admirateurs du maître roumain, curieux de discerner malgré l'âge et la maladie ce qui fait l'art unique d'un violoniste si rare.

J'avais trouvé à Bucarest un CD local avec le même enregistrement, accompagné de la 2e Sonate de Schumann, toujours avec Chailley-Richez, et l'Andante de la sonate BWV 1003 de Bach. Dois-je le dire ? le report est très nettement en faveur de Forgotten Records. Le CD roumain a bénéficié selon les mots mêmes de Ana-Maria Avram d'un traitement informatisé créé par elle-même et utilisé ici "en première mondiale". Mais le "No noise" (nettoyage des bruits parasites) donne à entendre les musiciens comme au sortir d'une fosse étroite : spectre confiné, signal excessivement artificiel, voire (c'est mon cas) impossibilité de supporter le son plus d'une dizaine de minutes. En comparaison, le report Forgotten Records respire largement, et offre un réel confort d'écoute.

Forgotten Records (fr 171) : Bach, Concerto Brandebourgeois n° 5 en ré majeur BWV 1050 et Concerto pour piano, violon et flûte en la mineur BWV 1044
Céliny Chailley Richez, piano
Christian Ferras, violon
Jean-Pierre Rampal, flûte
Orchestre de l'association des Concerts de Chambre de Paris, direction George Enesco
Beethoven : Sonate pour violon n° 9 en la majeur op. 41 "A Kreutze"
George Enesco, violon - Céliny Chailley Richez, piano

Oryx (BHP 907) : Bach : idem ci-dessus + BWV 1057, avec Gaston Crunelle, seconde flûte

Enescu Edition Modern / KEAN : Beethoven, voir le CD fr 171 + Schumann, Sonate n° 2 en ré mineur op. 121 + Bach, Andante de la sonate BWV 1003