samedi 19 novembre 2011

Festival Enesco 1958 : Oedipe

On est heureux et surpris de trouver l’édition officielle de la première roumaine d’Œdipe, unique opéra d’Enesco. Heureux, car l'oeuvre reste une rareté, en dépit d’un regain d’intérêt sur quelques scènes internationales. Surpris, puisque cette production de l’Opéra de Bucarest dirigée par Constantin Silvestri est restée depuis 1958 inédite au disque ; certains pensaient même qu’elle était définitivement perdue, d’où sa dimension légendaire dans le petit cercle des admirateurs d'Enesco.

Première interrogation : pourquoi un album de deux CD quand l’édition officielle Electrecord de 1964, avec Mihai Brediceanu à la baguette, en contient trois ? S’agit-il d’une version expurgée ? Un coup d’œil sur les minutages ne démontre qu’une différence de neuf minutes entre les deux interprétations. Cet écart ne remplit certes pas un CD : l’explication est qu’Electrecord n’a pas cherché à combler la capacité des disques, quand la Radio Roumaine propose deux galettes bien garnies.

La captation publique du 22 septembre 1958 bénéficie d’une bonne monophonie, un peu saturée par moments. La voix de baryton de David Ohanesian, qui étrenne ici une longue carrière centrée sur l’incarnation du rôle-titre, est parfaitement mise en valeur : à titre d’exemple, l’on écoutera avec le plus grand intérêt le monologue du 2e acte (piste 9), ou encore le début du dernier acte.

Silvestri porte à bout de bras une œuvre qu’il a tant préparée. Mais le pouvoir voyait d’un mauvais œil cet opéra et sa dimension mythique, doublée d’allusions supposées à « l’espace mioritique » du poète Lucian Blaga. 1958, l’année du Festival, est celui des procès contre les intellectuels. La presse ignore le succès musical et public de l’opéra d’Enesco. Comment un artiste pourrait continuer à servir une musique jugée indésirable ? Silvestri devait dès lors choisir son propre destin, au-delà du rideau de fer. Jamais plus il ne reviendra dans cette Roumanie qu’il a tant honorée à travers son art.

L’album comporte un très intéressant extrait des entretiens avec Gavoty, où Enesco joue au piano le passage de l’énigme de la sphinge et la réponse d’Œdipe. Une réelle performance, mais trop brutalement coupée au montage. D’un point de vue technique, quelques raccords hasardeux (entre les tableaux II et III du 2e acte par exemple) auraient pu être évités.

Notice intéressante que l’on aurait aimé voir accompagnée d’un livret. A noter que la transcription en langue roumaine du texte d’Edmond Fleg, réalisée par Emanoil Ciomac, a reçu l’aval officiel du compositeur.

Référence
Editura Casa Radio ECR 268

samedi 12 novembre 2011

Festival Enesco 1958 : Silvestri, Arrau

On découvre avec grand intérêt dans la collection Festival Enesco 1958 un album consacré à la musique roumaine contemporaine.


Alfred Mendelsohn est un nom fréquemment cité dans les encyclopédies, mais absent des catalogues discographiques. La 6e symphonie de ce compositeur débutait le concert de l’Orchestre National de la Radio, avec à sa tête Constantin Silvestri, le 19 septembre 1958. Le choix de cette œuvre revêt une signification particulière. Ecrite l’année de la disparition d’Enesco (1955), elle se veut un hommage au père de la musique savante roumaine.

Le style de Mendelsohn n’est cependant pas celui de son modèle. La symphonie surprend par sa facilité d’écoute, la qualité de son orchestration, son architecture robuste. On peut goûter sa verdeur roborative, à défaut d’une profondeur affirmée. Son mouvement initial (Ben moderate. Allegro ma non troppo) est une sorte de pastorale culminant en un hymne cuivré (6e minute). La danse fantastique du Scherzo –Allegro con brio est aussitôt suivie d’une marche funèbre (Lento doloroso, 3e mouvement). La dernière partie du finale (Con brio, brillante), très extravertie, emprunte en le transformant son thème héroïque à la 1ère symphonie d’Enesco. L’ovation du public rend justice à la ferveur de Silvestri et de ses musiciens de l'Orchestre de la Radio.

Les Trois Danses Roumaines de Theodor Rogalski ne sont pas une découverte : cela fait longtemps que ces miniatures symphoniques de qualité sont disponibles dans les rayons, sous la baguette d’Horia Andreescu. L’on regrette tout de suite le son étriqué de cette nouvelle parution. Que s’est-il passé entre la symphonie de Mendelsohn et les danses de Rogalski pour que le spectre sonore soit réduit à un tel point ? Faut-il incriminer le travail de restauration ? L’imbroglio ici offert à nos oreilles ne rend justice ni aux talents d’instrumentateur de Rogalski, ni à ceux d’interprète de Silvestri.

Le second CD est consacré à Brahms, qu’Enesco admirait tant. Claudio Arrau se rappelle certainement que sa première prestation publique s’est faite sous l’égide de George Georgescu, au sortir de la Grande Guerre. Dans le Deuxième Concerto pour piano du maître allemand, Silvestri s’affirme accompagnateur hors pair. Son orchestre, en dépit de ses faiblesses techniques, répond à un Claudio Arrau très soucieux de souligner les contrastes d’une œuvre poétique et martiale. Le passage piu adagio du mouvement lent est servi avec tout le sentiment que cette musique si délicate mérite.

Mais pourquoi le report a-t-il si sauvagement écourté les deux premiers mouvements ? L’auditeur est victime du même coup de Jarnac que sur le CD Georgescu, quand on aurait aimé savourer l’écho orchestral dans la salle de l’Athénée.

En compléments, Enesco raconte à Gavoty sa rencontre avec Brahms. On se demande pourquoi la Radio roumaine a jugé intéressant, pour finir le CD, de reproduire la courte déclaration d’Arrau dans la parfaite ligne de la doxa communiste, entre le rôle de la musique pour la paix et la merveilleuse clairvoyance du public bucarestois.

Référence : Editura Casa Radio 272

Note

mercredi 9 novembre 2011

Festival Enesco 1958 : récital Oïstrakh

La collection de la Radio Roumaine sur le premier Festival Enesco comblera les admirateurs de David Oïstrakh, qui apparaît sur trois des quatre albums consacrés aux concerts de l’Athénée. Le 20 septembre 1958, le violoniste russe présente un récital de musique de chambre, en duo avec le pianiste Vladimir Iampolski. Un concert d’une ampleur certaine – près de 80 minutes – composé, comme on le verra, de pièces parmi les plus exigeantes du répertoire, aussi bien pour les musiciens que pour le public.

La Sonate en sol mineur de Tartini « Didone abbandonata » est moins connue que les « Trilles du Diable », sans aucun doute à cause de la légende sulfureuse qui entoure la genèse de ce dernier morceau. On mesure à l’audition l’injustice de cette situation, tant d’un point de vue musical la partition défendue par Oistrakh et Iampolski mérite tous les éloges.

Incomparablement plus célèbre, la Sonate de Franck est une œuvre maîtresse du répertoire d’Oïstrakh. Il faudra ajouter aux quatre ou cinq versions déjà disponibles cette captation lumineuse dans laquelle l’esprit poétique et tourmenté de César Franck s’épanouit sans heurt.

Deux regrets : Fritz Kreisler a cru bon de réviser la Fantaisie op. 131 en do de Robert Schumann, et David Oïstrakh a cru bon d’ajouter cet arrangement d’un quart d’heure au programme. Un jeu irréprochable pour une partition contestable, tant on préfère écouter Schumann tel qu’il a été écrit. Mais il est vrai que l’époque voulait que l’on retouchât sans vergogne un compositeur fort injustement décrié pour ses faiblesses.

Les trois Mythes de Karol Szymanowski d’après Ovide renouent avec l’Antiquité. En inscrivant ces pièces au récital, le violoniste voulait vraisemblablement saluer le pays où l’auteur des Métamorphoses finit ses jours. Cette musique entre deux âges et sans concession – un peu à la façon d’Enesco d’ailleurs, dont on se prendra à évoquer plus d’une fois ici les extraordinaires Impressions d’enfance – réclame une profonde attention de l’auditeur. L’on admire le soin apporté à chaque nuance de ce discours musical exigeant et d’apparence aride.

La rhapsodie Tzigane de Maurice Ravel offre un final extraverti à ce programme un peu sévère. David Oïstrakh s’empare de ce morceau d’une virtuosité cauchemardesque pour le jouer de la façon la plus naturelle que l’on puisse s’imaginer. Un tour de force pour parachever un concert qui ne l’est pas moins.

En complément, un extrait des entretiens d’Enesco et Gavoty sur la virtuosité, et un interminable panégyrique de la musique roumaine par David Oïstrakh, que l’on imagine dicté par des raisons idéologiques. Discours sans fond et donc inutile.

Référence : Editura Casa Radio 269

mardi 8 novembre 2011

Festival Enesco 1958 : Silvestri, Enesco, Oistrakh

Peu de temps avant son exil définitif de Roumanie, Constantin Silvestri s’investit corps et âme dans la musique d’un maître qu’il aimait tant. Enesco par Silvestri : il existe dans l’histoire de l’interprétation musicale des associations qui respirent l’évidence. Avant de créer l’opéra Œdipe lors du même festival international de 1958, le chef d’orchestre présente le 5 septembre un récital consacré à deux œuvres de maturité d’Enesco – on lui sait gré de nous épargner une n-ième version des Rhapsodies – et à Beethoven.

On a souvent rapproché l’Ouverture de concert sur des thèmes dans le caractère populaire roumains op 32 en la majeur – Uvertura de concert pe teme în caracter popular românesc, chaque mot est ici important – de l’écriture de Béla Bartók. Pourtant cette pièce sévère, et pourrait-on dire cruelle, avec son thème grimaçant qui revêt des atours fantastiques, évoque tout aussi bien le métier de Dimitri Chostakovitch. Voilà une œuvre lucide de l’après-guerre, sans gloire ni optimisme. On mesure la clairvoyance d’Enesco.

L’art de Silvestri est ici entravé par un orchestre de la Radio un peu pataud, peut-être victime du trac. L’autre interprétation de cette ouverture qu’il nous a laissée, captée en studio avec le même ensemble un rien plus vif (Electrecord EDC799/800, dates d’enregistrement non précisées), rend mieux justice au caractère sardonique de la partition.

Le constat s’inverse avec la troisième suite orchestrale Paysanne (Săteasca) mieux venue dans la version live du Festival que dans le double album déjà cité. Sans doute l’une des plus belles incarnations de cet œuvre majeure, animée d’un supplément d’âme qui faisait défaut à l’Ouverture.

Le deuxième CD présente le concerto pour violon de Beethoven avec David Oïstrakh en soliste. Le virtuose russe a enregistré à de multiples reprises cette œuvre avec toute la maestria, le lyrisme et l’humour dont on le sait capable. Je laisse à plus savant que moi le soin de démêler les avantages et défauts de chaque enregistrement ; on peut toutefois souligner ici la différence de classe entre le soliste et l’orchestre, qui n’a pas le lustre de la Philharmonie : décalages des vents, cordes souffreteuses, sonorités rauques… Silvestri fera incomparablement mieux chanter Vienne après son exil.

En complément, un extrait des entretiens d’Enesco avec Bernard Gavoty (sur le vibrato) et un témoignage de David Oistrakh sur ses rencontres avec le maître roumain. Ce double CD est introduit par l’indicatif du festival où l’on reconnaîtra le thème de la 1ere symphonie d’Enesco.

Référence : Editura Casa Radio 270

dimanche 6 novembre 2011

Festival Enesco 1958 : Georgescu, Menuhin, Oistrakh


J’ai évoqué ici la très longue carrière de George Georgescu. Ce chef déjà âgé redevient à la fin de l’année 1953 titulaire de la Philharmonie de Bucarest, à laquelle il décide d’associer le nom de George Enescu après la mort du compositeur. On devine quelle énergie il fallut aux musiciens bucarestois le 18 septembre 1958, dans le cadre du premier festival dédié au grand créateur, pour soutenir un programme d’une telle exigence : une symphonie moderne de près d’une heure, le Concerto de violon de Brahms, celui pour deux violons BWV 1043 de Bach et la complexe Toccata de Silvestri.

La deuxième symphonie « avec cloches » d’Aram Khatchatourian est, comme tant d’autres musiques soviétiques de cette époque, une fresque de guerre. Chants cuivrés accompagnés de timbales, cantilènes patriotiques, épisodes puissants et funèbres – l’on note la citation du Dies Irae dans l’Andante Sostenuto – et apothéose expressive. Cette œuvre bien écrite semble avoir perdu au fil des âges son pouvoir de séduction. L’histoire de l’interprétation a plutôt privilégié le legs de Chostakovitch ou Prokofiev en la matière, sans parler d’autres auteurs moins célèbres. La symphonie de Khatchatourian lasse par sa dimension et son discours énergique mais trop convenu.

La conception de Georgescu rend pleine justice aux intentions du compositeur. Le chef encourage de la voix ses musiciens dont il parvient à exprimer toute la force lyrique et virtuose. Une prestation instrumentale de très haut niveau.

Le Concerto de Brahms rappelle que le chef roumain est l’élève et légataire d’Arthur Nikisch. Georgescu dirige selon la tradition germanique, tout en puissance et avec un soin particulier des articulations. Une approche qui paraît aujourd’hui datée mais qui a longtemps représenté la quintessence de l’art interprétatif brahmsien. Le final s’en ressent, loin du caractère enjoué que d’aucuns savent lui imprimer, d’autant plus que certains passages semblent mal équilibrés. Question de captation sonore ? Le violon de Menuhin est admirable de maîtrise.

Une vision concentrée mais sans grain de folie. Un regret supplémentaire : on aurait aimé que le report ne coupe pas si brutalement l’accord final du mouvement initial et laisse le beau son de la philharmonie s’épanouir dans la salle de l’Athénée.

L’apparition de David Oïstrakh sur la scène au côté de Menuhin fut l’un des points culminants du Festival. L’on connaît la version miraculeuse d’Enesco lui-même avec le tout jeune Menuhin, en 1932. Monteux dirigeait. En 1958, Georgescu remplace Monteux, et Oïstrakh tient la partie d’Enesco au deuxième violon soliste. Rencontre au sommet, sans doute, et que les commentateurs d’un « dégel » entre l’Est et l’Ouest crurent bon de souligner en tant que geste politique. Musicalement, un témoignage sur la façon dont Bach pouvait être perçu au milieu du XXe siècle, qui pourra paraître en dépit de sa maîtrise instrumentale trop daté en 2011.

La Toccata de Constantin Silvestri est un morceau motorique comme la première moitié du siècle les appréciait – à la fois étude sur le rythme et course à l’abîme. Une partition ciselée par Georgescu et ses musiciens, en salut confraternel à celui qui allait quatre jours plus tard diriger la première roumaine de l’opéra Œdipe.

Le CD se termine avec un extrait des entretiens entre Enesco et Gavoty pour la radio française (1951), dans lequel le Roumain évoque sa rencontre avec Yehudi Menuhin. Le passage n’est pas un inédit, mais on est heureux de réécouter ici le maître rappeler combien la reprise en mains de l’enfant prodige fut parfois nécessaire.

La courte déclaration de Georgescu est plus anecdotique.

Un album essentiel aux amateurs du chef d’orchestre historique de la Philharmonie bucarestoise, ou aux mélomanes curieux des œuvres symphoniques de Khatchatourian ou Silvestri, gratifiées ici d’un remarquable panache.

Référence : Editura Casa Radio 271

Archives Festival Enesco 1958

Il faut sans doute mettre au compte du processus de déstalinisation – période dont on sait aujourd’hui qu’elle fut davantage trompe-l’œil que réelle démocratisation – la fondation en 1958 du Festival International Enesco de Bucarest (Festivalul Internaţional "George Enescu"). Cette manifestation culturelle est régulièrement assurée depuis lors, sa dernière édition remontant à cet automne.

La Radio Roumaine a enfin la bonne idée d’exploiter ses archives. Je ramène de Bucarest cinq albums de deux CD chacun, avec une partie des concerts captés en septembre 1958. On ignore si les autres concerts seront édités plus tard ou s’ils sont définitivement perdus. Ainsi le récital d’ouverture sous la baguette de Georgescu, avec la première symphonie d’Enesco dont le thème héroïque sert depuis d’emblème sonore à la manifestation. Je pense aussi à l’orchestre de Philadelphie. Son chef Eugene Ormandy, né Jenö Blau, avait tenu à honorer l’invitation du directeur de la Philharmonie bucarestoise. Certainement d’autres trésors attendent leur révélation. Cela sera l’occasion, espérons-le, d’une future moisson.

La collection se présente bien : couvertures cartonnées avec l’image de l’Athénée, salle historique de la capitale roumaine, sur imprimée par la signature d’Enesco. Notices solidaires de la jaquette, présentation en roumain et en anglais (on aurait aimé aussi en langue française, au regard du rapport qu’Enesco avait avec notre pays). Prix très accessible : 7 euros environ chaque exemplaire. Les minutages et dates d’enregistrement sont précisés.


























lundi 17 octobre 2011

Enesco en ligne

La radio roumaine a la bonne idée de mettre en ligne une partie du catalogue Enesco par lui-même. Ce matériel est disponible directement et sans frais depuis le site de Radio România Muzical, à l'adresse http://web.srr.ro/stream/demand-album.shtml?id=211&album=eaf6e9e186c439f1fb14a4b0852a010a.

Interprétations de très haut niveau, sans doute déjà disponibles au gré des rééditions, mais que l'on est heureux de retrouver ici rassemblées depuis un même portail. Un grand merci à G. Murnu pour la nouvelle.

Par ailleurs la phonothèque de la radio a enfin décidé d'exploiter ses archives, semble-t-il, puisque l'on trouve depuis peu en CD des concerts donnés lors du premier Festival Enesco, en 1958.


A noter que la "première" d'Oedipe est en réalité la première audition en Roumanie, et en langue roumaine, de cet opéra déjà créé vingt-deux années plus tôt et en français à Paris. On se réjouira de retrouver en version officielle cette interprétation mythique dirigée par Silvestri, que seuls quelques passionnés se partageaient grâce à des réseaux underground. D'autres interprètes de légende (Oistrakh, Menuhin, Arrau, Georgescu...) se partagent l'affiche.

Les CD sont complétés par des extraits de discours d'Enesco ou de ses interprètes. Un très prochain voyage à Bucarest me permettra de juger sur pièce la qualité de cette édition.

vendredi 13 mai 2011

Enesco dirige Enesco

Enesco, certes violoniste et compositeur avant tout, savait aussi faire chanter les orchestres. Les vieilles cires où il accompagne le jeune Yehudi Menuhin, dans les années 1930, sont justement célèbres. Ses autres enregistrements en tant que chef sont décevants : quand la prise de son n’est pas précaire, les musiciens qu’il dirige n’ont pas les moyens techniques de répondre à ses exigences. Il faut donc mesurer l’importance du CD Forgotten Records qui nous donne à écouter Enesco par Enesco, et de surcroît dans des conditions fort acceptables. Ainsi les deux Rhapsodies Roumaines, ici jouées par la Société des Concerts Colonne, ne sont à ma connaissance disponibles dans aucun autre enregistrement conservé du chef. Nous avions bien la Première Rhapsodie captée en public en avril 1946 avec l’Orchestre Symphonique d’Etat d’URSS (Lys 312), mais elle est isolée, tout comme la Deuxième Rhapsodie donnée au pupitre de l’Orchestre de la Radiodiffusion française en 1951 (Besançon, hommage à Dinu Lipatti, Tahra 426).

Ainsi donc Enesco retrouve au début des années 1950 l’Orchestre Colonne. La relation est ancienne : à la fin du siècle précédent, l’orchestre avait fait découvrir aux Parisiens l’écriture élégante et caractérisée du petit Mozart roumain. Curieuses retrouvailles. Le vieil Enesco dirige des œuvres de jeunesse muni du métier conféré par une longue existence vouée à la musique. Les Concerts Colonne n’offrent pas, dans la Première Rhapsodie, l’agilité des musiciens moscovites. Mais la version, bénéficiant d’une captation lointaine, offre un son moins empâté – voire chambriste – qui rend justice aux articulations révélées avec grand soin par le chef.

La seconde Rhapsodie Roumaine est-elle une œuvre de jeunesse ? On aurait peine à le croire tant la vision d’Enesco tend à ériger cette pièce en une vaste et nostalgique clameur. La Rhapsodie prend alors les atours d’un poème symphonique à l’argument secret. Aussi indifférent que l’on soit aux hypothèses sur les intentions d’un interprète, l’on ne peut s’empêcher d’évoquer ici l’hommage rendu au pays natal - par-delà les âges, les espoirs vaincus et le terrible rideau qui désormais déchire l’Europe.

Le Dixtuor est dédié à une formation réunissant deux quintettes à vent, où le cor anglais remplace l’un des hautbois. L’œuvre, luxuriante, est à rapprocher de l’Octuor pour cordes. Elle donne à entendre cet Enesco à la fois aisé (l’incipit est quasi brahmsien) et facilement déconcertant, pourrait-on dire, à l’instar de plusieurs œuvres de cette période. Nulle faiblesse d’écriture ici, comme l’on affectait alors – certains l’affectent toujours – de le croire. Dans son livre Capodopere Enesciene, Pascal Bentoiu explique que cette sensation insolite provient de l’alternance entre passages modaux et tonaux. Derrière un style d’apparence classique, Enesco est un authentique découvreur. La partition s’affirme en digne héritière des divertissements mozartiens et romantiques, aucunement versée dans le pastiche cependant. Elle se révèle très bien écrite, notamment le premier mouvement dont l’architecture est remarquable.

Une interprétation avec les solistes de l'Orchestre National de la Radiodiffusion Française, à mettre au même niveau que la référence donnée par Constantin Silvestri avec des musiciens roumains (EMI ou Electrecord).

Un CD Forgotten Records Ref. fr 517, reprise des microsillons Remington R-199-207 et R-199-107.

dimanche 27 mars 2011

Nouveau CD Silvestri chez Forgotten Records

C’est une histoire sans fin. On aura beau l’avoir entendue dix, cent, mille fois ou plus encore, rien n’y fait. La Symphonie du Nouveau Monde possède le rare privilège de pouvoir émerveiller à chaque écoute. Je ne tomberai pas dans le lieu commun qui voudrait qu’une œuvre d’art puisse s’imposer de la même façon au novice comme au mélomane aguerri. Rien de tel avec la dernière symphonie de Dvořák. Sa richesse est telle que tout amateur y trouve des raisons, différentes et bien réelles, de s’exalter. Le paradoxe est qu'une fréquentation assidue ne parvient pas à modérer cette flamme, bien au contraire.

On pourra rechercher les causes de cet enchantement dans l’intense foisonnement mélodique de la partition, l’intelligence de sa construction ou des raisons extramusicales. J’ai parlé sur ce site de la ferveur humaniste que l’on prête, à tort ou à raison, à une œuvre dont le sujet inconscient dépasse de loin les circonstances qui l’ont vues naître. Peut-être faudra-t-il en définitive admettre que cette œuvre possède quelque chose qui défie l’analyse rationnelle. Certains appellent cela le génie.


Les premières mesures, sous la direction de Constantin Silvestri, retiennent l’attention. Le chef roumain choisit d’accentuer le caractère désolé de l’introduction avec de discrets sforzandi. L’intention peut surprendre tant l’enjeu est risqué. Dvořák connaissait intimement les rouages de l’orchestre, étant lui-même passé par la fosse et ensuite monté sur l’estrade de chef. L’introduction se doit d’être prise en ce qu’elle est, sans artifices ni vibratos, quasi atone, afin de préparer l’élan héroïque du premier thème.

L’intention du chef n’est toutefois pas d’accaparer la partition. Son approche du mouvement initial, très appliquée, rend pleine justice à la musique. Des choix mélodiques flattent l’oreille : le contre-chant des bois, avant l’exposé du troisième thème (mesures 128 et suivantes, 3’34), est ici donné par-dessus la ligne des violons d’habitude privilégiée. Autre passage lumineux quand les flûtes et hautbois en quatuor expriment leur jubilation (mes. 353 et suivantes, à partir de 7’07). Le choix a-t-il été dicté par le souci de mettre en valeur la prestigieuse école française des vents ? Des bois qui se permettent même quelques curieuses arabesques (les flûtes à 6’38, au début de la mesure 324 ; puis lors de la répétition, mesure 332).

La vision de Silvestri est à la fois volontaire et gorgée de lyrisme, si bien que sous sa direction ce mouvement initial est l’un des plus exacerbés qu’il m’ait été donné d’entendre. Les sons parfois un peu âpres de l’orchestre français servent son discours. La National mène le mouvement initial vers une coda époustouflante, que l’on est heureux d’entendre ici sonner comme le diable, comme il se doit d’être. Dès les premières notes, le chef s’inscrit entièrement dans la perspective de ce summum orchestral porté par toute l’énergie dont l’orchestre de la radio pouvait être capable.

Est-ce le rôle dévolu aux bois ? Les contrastes si soudains exacerbés par le chef ? Curieusement, l’on se prend à trouver ici des échos de la si dissemblable 8e symphonie.

Le célèbre Largo est parcouru d’une intense sensibilité que Silvestri s’efforce d’accentuer par un rubato léger (complainte de la flûte, un poco piu mosso, mesure 46, 4’12). A ce jeu, l’orchestre peine à suivre les intentions du chef (mesures 54 et suivantes à 4’50 : les pizzicati des contrebasses en décalage avec la mélodie). Les musiciens français sont moins à l’aise dans les passages intimistes, à l’image du défaut de phrasé des deux cors en sourdine (3’50, mes. 42). La petite harmonie, elle, reste au meilleur de son art. Silvestri réussit les deux derniers mouvements, malgré un pupitre de violons un peu à la peine dans le redoutable Scherzo. L’Allegro con fuoco, porté à bout de bras, confirme une approche impétueuse et d’une grande expressivité.

Silvestri démontre combien il a compris cette musique. L’on ne compte plus les grandes interprétations de la Symphonie du Nouveau Monde. Celle-ci doit-elle en faire partie ? Sans aucun doute, ne serait-ce que pour le premier mouvement, que l’on aura rarement entendu comme une telle course vers une apothéose magistralement révélée.

Le jeune Enesco connaissait Dvořák. Vraisemblablement pas personnellement, car rien dans ses souvenirs ne laisse supposer qu’on lui aurait présenté le maître de Bohême lors de ses études à Vienne. Mais le jeune Roumain admirait un artiste qu’il a joué toute sa vie. Dès 1904 il inscrit le Quatuor Américain au premier programme de la nouvelle formation qu’il vient de fonder avec ses amis chambristes. Trois décennies plus tard, il dirige le Concerto pour violon avec son élève Yehudi Menuhin, dans une version de légende. Pour Enesco, Dvořák était « l’un des plus grands orchestrateurs qui aient jamais existé », dût cette opinion heurter un milieu français un peu trop imbu d’esprit cartésien et de chauvinisme.

Est-ce pour remuer les trop sages âmes parisiennes qu’Enesco écrit au début du XXe siècle ses deux Rhapsodies ? La première rhapsodie obéit aux canons du genre, avec son introduction placide et sa guirlande de danses populaires. Hora, sârba, chants de berger et citation de l’Alouette (Ciocârlia) si chère aux laoutars. Mais cette pièce n’est pas qu’une juxtaposition de cartes postales. L’effondrement général « à la Ravel » de la dernière partie démontre à quel point le jeune Enesco était déjà maître de son art et entré de plain-pied dans la cour des auteurs d’exception.


Silvestri est l’un des meilleurs serviteurs de cette musique qu’il admirait tant. La rencontre avec la Philharmonie Tchèque, en 1956, tient de ces rendez-vous miraculeux dont l’histoire du disque a conservé quelques témoignages. Jouée, notons-le bien, sans la moindre désinvolture, cette première rhapsodie est parée des mille feux d’une des plus remarquables formations symphoniques de son temps. Le dernier complément du CD (mais peut-on raisonnablement parler de compléments quand il s’agit de tels joyaux ?) est la deuxième et dernière rhapsodie roumaine d’Enesco. Souvent mal comprise et de ce fait exécutée selon un tempo trop vif (erreur notamment commise par Dorati), cette œuvre contemplative est ici dominée par une force tranquille parfaitement dosée.

Voici donc une nouvelle parution de très haut rang au catalogue Forgotten Records. A noter que la Symphonie provient d’un microsillon La Voix de son Maître enregistré en 1957, à ne pas confondre avec celle qui suivra deux années plus tard. Les deux Rhapsodies, déjà reportées en CD par Supraphon au début des années 2000 (SU 3514-2 00), semblent aujourd’hui indisponibles.

Références
Un CD ForgottenRecords fr 499, report techniquement irréprochable des LP La Voix de son Maître FALP459 (Dvořák) et Supraphon LPM 310 (Enesco). Voir les détails sur le site ForgottenRecords.