vendredi 13 mai 2011

Enesco dirige Enesco

Enesco, certes violoniste et compositeur avant tout, savait aussi faire chanter les orchestres. Les vieilles cires où il accompagne le jeune Yehudi Menuhin, dans les années 1930, sont justement célèbres. Ses autres enregistrements en tant que chef sont décevants : quand la prise de son n’est pas précaire, les musiciens qu’il dirige n’ont pas les moyens techniques de répondre à ses exigences. Il faut donc mesurer l’importance du CD Forgotten Records qui nous donne à écouter Enesco par Enesco, et de surcroît dans des conditions fort acceptables. Ainsi les deux Rhapsodies Roumaines, ici jouées par la Société des Concerts Colonne, ne sont à ma connaissance disponibles dans aucun autre enregistrement conservé du chef. Nous avions bien la Première Rhapsodie captée en public en avril 1946 avec l’Orchestre Symphonique d’Etat d’URSS (Lys 312), mais elle est isolée, tout comme la Deuxième Rhapsodie donnée au pupitre de l’Orchestre de la Radiodiffusion française en 1951 (Besançon, hommage à Dinu Lipatti, Tahra 426).

Ainsi donc Enesco retrouve au début des années 1950 l’Orchestre Colonne. La relation est ancienne : à la fin du siècle précédent, l’orchestre avait fait découvrir aux Parisiens l’écriture élégante et caractérisée du petit Mozart roumain. Curieuses retrouvailles. Le vieil Enesco dirige des œuvres de jeunesse muni du métier conféré par une longue existence vouée à la musique. Les Concerts Colonne n’offrent pas, dans la Première Rhapsodie, l’agilité des musiciens moscovites. Mais la version, bénéficiant d’une captation lointaine, offre un son moins empâté – voire chambriste – qui rend justice aux articulations révélées avec grand soin par le chef.

La seconde Rhapsodie Roumaine est-elle une œuvre de jeunesse ? On aurait peine à le croire tant la vision d’Enesco tend à ériger cette pièce en une vaste et nostalgique clameur. La Rhapsodie prend alors les atours d’un poème symphonique à l’argument secret. Aussi indifférent que l’on soit aux hypothèses sur les intentions d’un interprète, l’on ne peut s’empêcher d’évoquer ici l’hommage rendu au pays natal - par-delà les âges, les espoirs vaincus et le terrible rideau qui désormais déchire l’Europe.

Le Dixtuor est dédié à une formation réunissant deux quintettes à vent, où le cor anglais remplace l’un des hautbois. L’œuvre, luxuriante, est à rapprocher de l’Octuor pour cordes. Elle donne à entendre cet Enesco à la fois aisé (l’incipit est quasi brahmsien) et facilement déconcertant, pourrait-on dire, à l’instar de plusieurs œuvres de cette période. Nulle faiblesse d’écriture ici, comme l’on affectait alors – certains l’affectent toujours – de le croire. Dans son livre Capodopere Enesciene, Pascal Bentoiu explique que cette sensation insolite provient de l’alternance entre passages modaux et tonaux. Derrière un style d’apparence classique, Enesco est un authentique découvreur. La partition s’affirme en digne héritière des divertissements mozartiens et romantiques, aucunement versée dans le pastiche cependant. Elle se révèle très bien écrite, notamment le premier mouvement dont l’architecture est remarquable.

Une interprétation avec les solistes de l'Orchestre National de la Radiodiffusion Française, à mettre au même niveau que la référence donnée par Constantin Silvestri avec des musiciens roumains (EMI ou Electrecord).

Un CD Forgotten Records Ref. fr 517, reprise des microsillons Remington R-199-207 et R-199-107.