De la Roumanie à la Serbie il n'y a qu'un pas. Pourtant, la musique serbe est encore plus méconnue que celle de son voisin latin - c'est dire ! Mes incursions dans l'ex-Yougoslavie m'ont donné l'occasion d'une brève immersion dans l'art musical des Slaves du Sud.Seul un fleuve sépare la Roumanie de la Serbie. Mais qu’il suffise de traverser le Danube, par la route empruntant le barrage des Portes de Fer, pour s’aviser que la distance entre les deux contrées est bien plus importante que la largeur d’un cours d'eau. Voici l’ex-Yougoslavie, aux villages quiets entourés de belles et grandes villas. La politique d’émigration contrôlée de Tito a ramené de salutaires devises au pays ; cela est encore perceptible, particulièrement en revenant de Roumanie où les seuls bâtiments ayant conservé quelque charme - je ne parle pas des demeures des nouveaux riches - datent d’avant la chape de plomb totalitaire. Les Roumains entretiennent une admiration sincère pour leurs voisins slaves. Un tel sentiment est d’autant plus remarquable qu’il est délibérément absent des autres considérations frontalières, au Nord, à l’Est comme au Sud. Difficile de faire comprendre aux Roumains que la Yougoslavie n’était pas pays de cocagne et ne représentait somme toute qu’un avatar moins ubuesque du despotisme communiste. Mais la propagande de Tito, visiblement, touchait droit sa cible, et continue de fonctionner, trente ans après la mort du tyran.
Il arrivait qu’au moment de passer les écluses, Roumains et Serbes s’échangent quelques paroles.
- Holà ! Que deviendrez-vous si demain Tito meurt ? disaient les Roumains.
- Et vous, que deviendrez-vous si Ceauşescu ne meurt pas ? s’esclaffaient les Yougoslaves.
Le petit trafic autorisait les ressortissants des deux pays à passer la frontière, les autos chargées de légumes, pain ou chocolat. Cette concession minime au capitalisme si méprisé offrait pourtant un semblant de bien-être aux frontaliers, et n’a pas été sans effet sur le sentiment encore vivace des Roumains sur leurs voisins.
Les villes serbes sont étrangères à ce mélange de réhabilitation et d’inachevé crasseux qui les rend si rébarbatives en Roumanie. J’ai visité Kladovo, Negotin, Belgrade ; j'ai remonté la vallée du Danube et traversé de part en part la Voïvodine. Partout ce souci d’offrir un espace de promenade, des terrasses ombragées, de riches vitrines à l'écart du vacarme. Pas grand-chose, sans doute ; mais ce pas grand-chose-là n’a pas effleuré l’esprit des Roumains, pour lesquels les gaz d’échappement ne sauraient gâter le luxe d’être en terrasse, et qui par-dessus le marché s’obstinent à vous défoncer les tympans avec des chansons idiotes entrecoupées de publicités consternantes, à grand renfort de baffles savamment disposés.
Belgrade ressemble à
Bucarest, mais aussi aux villes d’Europe centrale, avec ses restaurants animés, ruelles tortueuses au charme Belle-Époque ; et sa très vaste avenue piétonne, Ulica Knez Mihailova, reliant le centre ville à la forteresse du Kamelegdan, d’où l’on contemple la confluence du Danube et de la Sava. Je me suis fait la réflexion que cette capitale deviendrait une destination de premier choix quand la Serbie aura réintégré le concert des nations. Encore lui faudra-t-il confirmer la mise sous tutelle d’un nationalisme exacerbé, alimenté encore récemment par la superstition et le déni de réel.
Y a-t-il une musique classique serbe ? Je trouve chez quelques disquaires des CD épars. Voici un album anniversaire des 75 ans de la radio-TV nationale, avec des œuvres de
Petar Konjović. D’abord des chœurs avec accompagnement de piano :
Oj, za gorom,
Orošen đerdan,
Vragolan. S’agit-il d’une imitation des
Chants moraves de
Dvořák ? Sans doute, mais sans la fraîcheur ensorcelante du modèle. P. Konjović (1883-1970) ayant étudié au Conservatoire de Prague, la filiation n’est pas étonnante.
Kestenova gora est une partition orchestrale du même auteur. Un léger martèlement des percussions, une triste cantilène à la clarinette basse, et l’orchestre s’éveille par paliers. Effet oriental ; crescendo irrésistible, mais sans hâte. Climax à 4’30. Curieusement, le langage de Konjović rejoint celui de Prokofiev (
Alexandre Nevski) ou Novák (
Suite de la Bohême du Sud). Retour au calme, bref épilogue. Kestenova gora est le nom d’une localité croate. Fut-ce le lieu d’une bataille avec les Ottomans ? Mystère. Il serait trompeur de faire de cette partition un chef d’œuvre inconnu, mais cette arche néoromantique à l’écriture réussie mérite sa place au concert.
Changement d’ambiance avec le très extraverti
Čočečka igra, introduit par le tambour de basque et les caquètements des bois, rapidement grossis aux violons. A partir de 2’30 la musique se pare d’orientalismes, avant que la clarinette n’offre un adagio poétique à peine troublé par le contrechant des autres bois. A la cinquième minute, les cordes retournent à la mélodie initiale, romancée et poussée à son paroxysme lyrique. Tourbillons de carnaval, claquements de fouet, rythmes syncopés, en alternance avec les danses plus placides et toujours ranimées à partir du matériel déjà exposé. Le côté décousu de cette pièce gâche hélas le plaisir de l’écoute.
A partir de ces quelques partitions, l’image de Petar Konjović s'impose comme celle d’un musicien talentueux, attaché aux maîtres du passé, mais sans ce génie particulier qui permettrait de le ranger parmi les artistes scandaleusement méconnus.
Autres danses, pour chorale a capella, de
Svetislav Božić :
Homoljska igra. Cette robuste guirlande expressionniste évoque, par son archaïsme,
Carmina Burana ; mais l’on pense aussi aux Voix Bulgares et à certaines évocations du culte orthodoxe. Une énergie parfaitement mise en portées : à découvrir.
Que dire de l’
Ouverture dramatique,
Dramatična uvertira, de
Vasilije Mokranjac ? A vrai dire, pas grand-chose ; une honnête partition des années 1880, voilà ce qui transparaît d’une première écoute. Puis l’on se frotte les yeux, l'on se torche les oreilles : V. Mokranjac a vécu de 1923 à 1984. Sa partition serait donc contemporaine du dernier Bartók, de la maturité stravinskienne, et lui-même serait né la même année que le regretté György Ligeti ? Alors, l’on réécoute son ouverture, où l’on trouvera avec de la bonne volonté quelques accents mahlériens, mais surtout une enfilade de poncifs servis avec une emphase pompeuse franchement désagréable. A fuir !
Encore un Mokranjac, Stevan Stojanović de son prénom. Il a vécu de 1856 à 1914 ; ce n’est donc pas le père du précédent, et j’ignore même si un lien de parenté les unit.
S. St. Mokranjac est un personnage célèbre. Il a un buste au centre de Negotin, sa ville natale, et sa figure orne les billets de 50 dinars. Cette gloire paraît justifiée. Son chœur pour hommes sans accompagnement
Prva rukovet aux couleurs changeantes incite à une découverte d’un compositeur dont on se plaît à imaginer l’art fertile.
Le CD (réf. 431692 SOKOJ) comprend aussi l'
Ave verum de Mozart (écrit "Mocart") et l'
Alléluia du
Messie de Haendel. Choeurs de la RT serbe, dir. Mladen Jagušt (Konjović,
S. St. Mokranjac) et Vladimir Kranj
čević (
Božić). Orchestre symphonique de la RTS, dir. Bojan Su
đi
ć.
Voir :
www.pgp-rts.co.yu/katalog/izdanja/431692RadioHor.htm.
La pianiste
Nada Kolundžija est une émule de Glenn Gould, spécialisée dans la musique de notre temps. Son unique CD, sponsorisé par la Société Générale, a été capté dans la Synagogue de Novi Sad en octobre 2004. Le
Virdžinal (
Virginal) de
Vuk Kulenović (né en 1946) commence le récital. Le jeu martelé de cette page veut imiter le timbre du clavecin. Atmosphère onirique : basse lente et lestes arpèges, jusqu’à la septième minute. Là, le piano impose sa puissance et laisse un champ de ruines, commenté en épilogue par les dernières gammes modales du clavier - redevenu virginal.

Ce morceau plutôt réussi contraste avec celui de
Miloš Raičković (né en 1956) intitulé
B-A-G-D-A-D, composé en 2002 : « musique sur un thème de six notes, en défense de l’Irak ». « Défense » contre l’intervention armée de la coalition, j’imagine, et non contre le despote qui tenait son peuple dans une main de fer… Musicalement, cette pièce fondée sur les lettres de la capitale irakienne (si – la – sol – ré – la – ré correspondant à l’énumération B-A-G-D-A-D), improvisation stérile sans la moindre inspiration, évoque davantage la besogne d’un tâcheron pour une quelconque série Z qu’une œuvre digne d’un concert.
Curieuse page intitulée
Tišina i Ništa (
Silence et rien), pour « voix soupirante » et piano, composée en 2004 par
Irena Popović âgée à peine de 20 années. Une voix féminine susurre quelques paroles énigmatiques. Un piano atonal lui répond. Intrigant, ésotérique, pas désagréable ; des clefs seraient les bienvenues.
A noter : les deux interprètes ne font qu’une, c’est Nada Kolundžija en personne qui murmure.
Le CD (réf. ISBN 86-904693-1-1) comporte aussi des pages de L. Andriessen et M. Klagel. Site de l'interprète :
www.nadakolundzija.info.
Est-ce une partition oubliée du cher Vieuxtemps ? Les premières mesures du C
oncerto pour violon et orchestre de
Stanojlo Rajičić, tout en adresse et mélodie, pourraient en tromper plus d’un. Puis le second thème de cet
Allegro moderato, sur une étonnante gamme modale, affirme la personnalité de cette page néoromantique que l’on daterait, sans plus d’informations, de la fin XIXe. L’on devine une partition éreintante pour le soliste (éprouvante cadence de deux minutes), bien que le souci de
faire de la musique ne soit jamais étouffé par les contingences techniques. L’
Andante moderato central traverse l’ambitus du violon et se morfond un temps en monotones palinodies. Le nostalgique deuxième sujet, confié au registre le plus grave de l’instrument, mais sans véritable beauté mélodique, entraîne le finale
Presto aux effusions chorégraphiques un peu trop convenues.
Cette partition énergique, très exigeante techniquement, composée par quelqu’un qui maîtrise évidemment son art, devrait plaire aux violonistes à la recherche de nouveaux répertoires. Il serait en revanche trompeur de la faire passer pour un sommet méconnu, d’autant plus qu’elle se révèle bien plus tardive que son écoute ne le laisse supposer, l’auteur Stanojlo Rajičić étant né en 1910. Il nous a quitté en l’an 2000.

Belle prestation de la jeune (1978)
Tijana Milošević, discrètement soutenue par la Philharmonie de Belgrade et son chef Angel Šurev. Le même CD RTS PGP 430589 permet d’entendre la soliste dans une musique que l’on suppose avoir été composée pour elle, la
Muzika za Tijanu d’
Aleksandra Đokić (née en 1969), ballade impressionniste avec accompagnement de piano, mollement acclamée par le public - ce que l’on peut comprendre.
Le troisième morceau slave du CD donne à entendre
Hameum svita, suite de pièces populaires stylisées par les clarinettistes
Božidar « Boki » Milošević et
Ante Grgin, ici impeccablement défendues par la maestria de la violoniste. Il serait dommage de ne pas citer le piano d’Istra Pečvari.
Autres œuvres du CD :
Poème de Chausson,
Sonate de Debussy. Voir sa description sur
www.pgp-rts.co.yu/katalog/izdanja/430589.html.
Site de l'artiste :
tijanamandworldcontakt.com.
«
Заnucaно ςγслама » : voici le titre d’un album chaudement recommandé par un ami serbe. Sur la pochette, un oiseau, surimprimé par une cithare stylisée. Je retourne l’objet. Les neuf titres sont rédigés en cyrillique. Je crois comprendre qu’il s’agit de chants nationaux : « des ballades du temps des guerres ottomanes », me précise le vendeur, tout heureux de faire la promotion de sa maigre vitrine à un visiteur étranger. Ce sont très vraisemblablement des chansons de geste : la basse continue de la cithare sert de support à une déclamation très précise. L’on ressent à chaque seconde la volonté de partager un discours, sans doute poétique. Alors l’on se souvient que les héritiers d’Homère avaient été identifiés, il n’y a pas si longtemps, parmi les conteurs populaires de la côte Croate, capables de déclamer pendant de très longues durées des histoires épiques et cruelles – la mémoire d’un peuple. Mais sans compréhension du discours, la musique, fondée sur des modes byzantins, est trop monotone pour se suffire à elle-même. L’on songe à certains chants orientaux fondés sur la même utilité, insupportables aux non-initiés. L’on réservera donc ce CD aux serbophones. CD 406621 SOKOJ.
Encore un album entièrement présenté en cyrillique, fruit d’une même moisson :
TEOДУΛИЈA, Teodulia. Mélange de folklore et d’arrangements modernes (batterie, piano…), très « world music » et, dans le genre, réussi. L’on goûte çà et là une douce langueur orientale, quelques solos de violon, des accents quasi flamenco. Somme toute, certains groupes de musique bretonne, chez nous, ne font pas autre chose.

Les membres du groupe expliquent à quel point ils aiment leurs racines, la musique contemporaine et Dieu : voici l’explication du nom qu’ils ont choisi, Theodulia signifiant « servant de Dieu ». Notons la participation d’une certaine « Madame piano » qui semble posséder une certaine notoriété chez les Slaves du Sud. CD 10261 SOKOJ. Le site officiel (http://www.teodulija.co.yu) répondant absent, on trouvera des renseignements ici :
www.myspace.com/teodulia.
Il faut avoir l’oeil bien aiguisé pour distinguer ce CD, commémoratif des trois quarts de siècle de la Radio de Belgrade, du précédent commenté plus haut. Mêmes couleurs tristement militaires, même nombre 75 en gros caractères. Mais ici il s’agit de musique populaire. Le
Narodni orkestar (
Orchestre national) invite à la danse. Sa musique est savoureuse, heureuse, bien léchée. Elle se distingue de la roumaine par la présence moins systématique des instruments du terroir (
caval,
nai, etc.) et peut-être un son plus lisse, plus viennois (écouter l’incipit de
Svilen konac, piste 8), le rôle soliste de la clarinette (et non du
taragot) et de l’harmonica.

La deuxième partie du disque invite le
Narodni ansambl (
Ensemble national), plus proche des tarafs roumains. On entendra même des inflexions klezmer dans le démonstratif
Splet iz Srbije (piste 14), et le début déclamé de la
Šopska igra (piste 16) évoque irrésistiblement la manière Bregović.
Le troisième et dernier orchestre du CD se nomme
Eksterni ansambl Bore Dugića, du nom de
Bore Dugić, flûtiste et meneur du groupe. Le premier morceau,
Tren, offre un contraste flagrant avec les danses effervescentes du
Narodni ansambl. S’agit-il de musique populaire, ou d’un morceau New Age destiné à la relaxation des cadres ? Vu sous cet angle, pourquoi pas ; sinon, l’on pourra ignorer sans regret cette langueur de quatre minutes et trente-trois secondes. Suit la
Badinerie de Jean-Sébastien Bach, joliment sifflée par Dugić. Dommage que le morceau suivant retrouve un ton New Age et sans grand intérêt. La dernière pièce invite, assez étrangement, l’orchestre symphonique et le chœur de femmes de la radio, pour un moment tous comptes faits bien troussé et bondissant, à la séduction certaine. CD « 75 GODINA RADIO BEOGRADA » 406348, décrit ici :
www.pgp-rts.co.yu/katalog/izdanja/406348RadioNarodni.htm.